Recension – Les textes de Voltaire sur l’Islam
14 Oct 2016
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Jonathan Louli, octobre 2016, « Recension – Les textes de Voltaire sur l’Islam », Implications Philosophiques.
Note de lecture diffusée sur le site Impications philosophiques
Note de lecture de deux ouvrages de Voltaire parus chez les Editions de l’Herne en 2015, sur le thème de l’Islam : Du Coran et de la loi musulmane et Le fanatisme, ou Mahomet le prophète.
Suite aux attentats qui ont touché Paris en 2015, de nombreux commentateurs ont pu faire appel aux textes de Voltaire sur l’Islam pour analyser la situation et débattre des implications de la notion de liberté d’expression, et ce, surtout après les attaques dirigées contre le journal satirique Charlie Hebdo. Brandissant la pensée de cette figure incontournable des Lumières, certains ont même tenté d’enrôler le philosophe dans une critique de la religion musulmane, en s’appuyant sur les combats que ce dernier menait à son époque contre le « fanatisme ». Les textes en question dans lesquels Voltaire aborde l’Islam, ont été réédités, au premier semestre 2015, par les éditions de l’Herne[1], qui nous fournissent ainsi une bonne occasion d’éclairer l’approche du philosophe, et les rapports spécifiques qu’il entretint avec l’Islam.
Après avoir connu dans sa jeunesse la prison et l’exil en raison des idées qu’il défendait, Voltaire (1694-1778) revient en France et produit de nombreuses œuvres théâtrales dans les années 1730. C’est à cette époque qu’il écrit Le fanatisme ou Mahomet le Prophète. Cette tragédie met en scène les intrigues politiques et sentimentales qui se déploient autour du Prophète musulman dans sa conquête de La Mecque. Cette pièce fait polémique quand elle est jouée, puis est rapidement interdite, au début des années 1740. Serait-ce à cause de la place particulière de l’Islam en France au XVIIIe siècle ? Pas exactement : c’est que l’auteur y mobilise la figure du prophète musulman comme un « prétexte » détourné pour s’en prendre « plus généralement au fanatisme, à commencer par celui des chrétiens, la superstition et les aveuglements afférents »[2].
Après avoir dépassé « ses périodes franchement hostiles » aux religions, Voltaire, dans les années 1740 surtout, se montre plus « impartial », quoiqu’assez fasciné par la sagesse qui caractérise à ses yeux la religion musulmane[3]. Le regard voltairien sur l’humanisme de l’Islam se construit notamment par comparaison avec le fanatisme chrétien, dont le philosophe a été une cible, en raison de sa passion pour la tolérance. À partir de 1750, Voltaire se met alors à écrire pour souligner la richesse intellectuelle et culturelle de la civilisation musulmane. Quelques-uns des principaux textes de cette période sur cette question sont rassemblés par les éditions de L’Herne dans Du Coran et de la loi musulmane : il s’agit de trois articles extraits de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1756) et du Dictionnaire philosophique (édition définitive de 1769). Il y a donc une vraie évolution dans l’usage et l’approche de Voltaire sur l’Islam, évolution que l’on peut étudier en se penchant plus en détail sur les deux livres.
Le fanatisme ou Mahomet le prophète
Cette pièce de théâtre relativement courte évoque la conquête de La Mecque par Mahomet en cinq actes, sur le registre de la tragédie. Elle oppose principalement le prophète musulman, dépeint comme un manipulateur sans scrupule, à Zopire, le cheikh de la ville, aristocrate radicalement hostile à Mahomet et aux « superstitions » (p. 19) qu’il répand. Outre La Mecque, les deux hommes se disputent l’affection de Palmire, orpheline recueillie par Zopire, mais dévouée à Mahomet et sa religion.
C’est d’abord Omar, l’ambassadeur envoyé par Mahomet à la rencontre de Zopire pour négocier la paix, et Séide, l’esclave d’Omar, qui portent la parole du prophète conquérant et expriment la force de la foi qui les anime. Les envoyés de Mahomet finissent par convaincre le Sénat de le recevoir en personne à l’intérieur de la ville, pour entamer les négociations de paix, malgré l’opposition de Zopire. Dans un aparté où il se confie à son bras-droit, Mahomet se félicite alors que ses plans se déroulent comme il le souhaitait : « Les préjugés, ami, sont les rois du vulgaire […] Je viens mettre à profit les erreurs de la terre » (p. 39-40). Son influence grandissante lui permettra bientôt, espère-t-il, d’assouvir sa soif de pouvoir, mais aussi de gagner la main de Palmire, dont il avoue être amoureux. Mahomet révèle également que les deux enfants disparus de Zopire ne sont autres que Palmire elle-même et Séide, qui ont été élevés sans savoir qu’ils étaient frère et sœur, et pensant qu’ils étaient orphelins, ont développé une affection amoureuse l’un pour l’autre. Mahomet espère se servir de ce secret pour faire pression sur Zopire, mais ce dernier, s’il est prêt à tout pour retrouver ses enfants, refuse de se soumettre à Mahomet. Le prophète conquérant fomente alors le terrible plan consistant à utiliser Séide pour assassiner Zopire, ce qui écarterait à la fois un rival amoureux et un rival politique. Mahomet s’emporte lorsque Séide, qui lui est pourtant dévoué, ressent du doute à l’idée de devoir tuer Zopire :
Loin de moi les mortels assez audacieux
p. 70
Pour juger par eux-mêmes, et pour voir par leurs yeux !
Quiconque ose penser n’est pas né pour me croire.
Obéir en silence est votre seule gloire
Séide se confie à son tour à Palmire, et l’intrigue de la pièce se noue alors à travers un véritable dilemme : croyants sincères et dévoués, amants innocents qui espéraient être bientôt libres, ils ne comprennent pas pourquoi leur dieu, par l’intermédiaire de son prophète, exige un meurtre pour être satisfait : « Je crains d’être barbare, ou d’être sacrilège » (p. 88) se lamente Séide. Ce dernier finalement passe à l’acte lorsqu’allant retrouver Zopire, il entend celui-ci prier des divinités païennes. Une fois la transe meurtrière retombée, Séide est envahi par le doute et le remord, bientôt balayés par le désespoir total quand il apprend qu’il vient en réalité de tuer son père et que son amante n’est autre que sa sœur.
Mahomet prend alors la parole publiquement pour condamner le régicide et faire emprisonner Séide. Pensant avoir gagné sur tous les tableaux, le prophète propose à Palmire de devenir sa reine, mais on apprend dans un ultime rebondissement que la vérité sur les agissements et manipulations de Mahomet a été révélée et que le peuple de La Mecque se soulève contre le conquérant qu’il a acclamé il y a peu. Séide, ayant été empoisonné, trépasse, et Palmire, inconsolable, se donne elle aussi la mort. Mahomet, se sentant condamné et très affecté par la tournure des événements, demande à son bras droit de néanmoins préserver la légende qu’il a tenté de bâtir : « Je dois régir en dieu l’univers prévenu ; / mon empire est détruit si l’homme est reconnu » (p. 122). Ainsi s’achève la pièce.
Dans cette tragédie, Voltaire dénonce le fanatisme (religieux), et surtout sa source : les intérêts de quelques grands politiciens. On voit le rouleau compresseur des manipulations politiques, morales et sentimentales s’abattre sur deux innocents, dont l’esclave Séide, qui n’est pas sans rappeler Œdipe à travers son sort malheureux : meurtre du père et relation quasi-incestueuse avec sa sœur. Comme si la marche des événements et les conséquences de la soif de pouvoir de quelques puissants représentaient une véritable malédiction pour les innocents et pour le peuple.
Au-delà d’une stricte lecture au premier degré, on ne peut pas dire que cette pièce dénonce l’Islam ou la civilisation musulmane à proprement parler puisque l’on n’y trouve aucune évocation du fond de la doctrine ; on peut tout aussi difficilement accepter l’idée que Voltaire critique directement le prophète musulman, puisqu’il en dépeint une figure librement inspirée, qui n’a pas grand rapport avec ce qu’en présentent les textes sacrés de l’Islam. Il semble donc qu’à travers ce texte, Voltaire s’attaque surtout aux fanatismes, tout en contournant la censure – ou du moins en tentant de la contourner. Le philosophe ayant surtout été témoin du prosélytisme chrétien et de ses méfaits, il revient souvent à la dénonciation de ce dernier, par des moyens détournés, dont fait partie la comparaison avec l’Islam.
Ainsi, même si Voltaire contribue à répandre « une méfiance irréfléchie à l’égard de toute théologie »[4] au milieu du XVIIIe siècle, il contribue également, de façon a priori paradoxale, au même moment, à diffuser une vision extrêmement favorable de l’Islam (Bilici, ibid.), comme le montre le second ouvrage dont on va rendre compte, qui regroupe trois textes de Voltaire sur la religion musulmane.
Du Coran et de la loi musulmane
Le titre de ce livre n’est bien entendu pas de Voltaire mais de l’éditeur, puisqu’il regroupe trois extraits de deux livres : l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations et le Dictionnaire philosophique.
Dans le premier texte, intitulé Alcoran ou plutôt Le Koran, Voltaire s’évertue à distinguer deux dimensions du dogme musulman, et les moyens utilisés pour le répandre. L’auteur souligne à de multiples reprises l’étendue de la conquête musulmane, et s’interroge sur les facteurs internes à cette dernière. Il commence par réfuter radicalement, en citant longuement les textes sacrés, les accusations de misogynie qui pesaient à l’époque sur l’Islam. Dans son esprit irréligieux caractéristique, Voltaire n’hésite pas ensuite à critiquer les « révélations ridicules » et les « prédications vagues et incohérentes » (p. 16) que présentent le Coran, c’est-à-dire le récit présenté par le livre sacré pour justifier ses commandements ; en revanche, les commandements en question et les lois qui découlent de ce récit apparaissent aux yeux de Voltaire comme d’une immense sagesse, et d’une simplicité appréciable : « Ces paroles, dis-je, lui ont soumis l’Orient encore plus que son épée » (ibid.). En revanche, traitant de cette « épée » justement, Voltaire dénonce à plusieurs reprises les « moyens » employés par les prosélytes musulmans, lorsqu’ils s’adonnaient à la violence. « En un mot, ses lois civiles sont bonnes ; son dogme est admirable en ce qu’il a de conforme avec le nôtre ; mais les moyens sont affreux : c’est la fourberie et le meurtre » (p. 23).
Le deuxième texte, De l’Alcoran, et de la loi musulmane, prolonge l’analyse développée dans le premier, en insistant sur le fait que le Coran est un livre très hétérogène. En effet, d’après les recherches menées par Voltaire, ce texte n’invente rien à proprement parler, mais compile diverses règles et croyances qui avaient cours à cette époque et dans ces lieux. Ce qui peut expliquer que le récit présenté par le Coran soit, aux yeux de Voltaire, truffé d’« incohérences », mais qu’en revanche, les lois énoncées, notamment les interdictions, l’abstinence des consommations d’alcool, ou de porc, etc., relèvent du pur bon sens et de conseils de santé avisés pour l’époque. Voltaire fait enfin observer que le rapport à la violence entretenu par les prosélytes musulmans est bien préférable à celui des prosélytes chrétiens : les premiers ont dû imposer par la force leur religion à l’intérieur de l’Arabie avant de la diffuser par la parole et la sagesse, tandis que les chrétiens ont fait l’exact inverse en leurs territoires.
Enfin, le dernier texte du recueil apporte des éléments sur le principal adversaire de Voltaire : c’est l’article « Fanatisme » du Dictionnaire philosophique. Dans la première section du texte, le philosophe fait observer que le fanatisme est selon lui le fruit d’une folie individuelle qui prend racine dans l’inadaptation des lois religieuses aux époques postérieures à leur promulgation. Cela tiendrait au fait que ces lois sont appliquées avec une rigueur démesurée qui mène généralement à la violence : l’exemple typique aux yeux de Voltaire est celui des Européens, et du fanatisme propagé par eux au nom de la religion chrétienne. Dans la deuxième section, il estime que cette folie est quasiment incurable, mais peut être prévenue et combattue par « l’esprit philosophique », pour éviter les manipulations dont sont victimes les fanatiques. Les troisième et quatrième sections de l’article insistent ainsi sur le fait que le fanatisme nécessite de la part des manipulateurs des stratégies et des « scélératesses » qui leur permettent de s’adapter à « l’air du temps » pour être plus convaincants. Cependant, comme le précise la cinquième et dernière section, le fanatisme peut également reposer sur la « bonne foi » et la conviction des personnes, le rapprochant en cela des « superstitions » et croyances.
Conclusion
En définitive, ces rééditions sont intéressantes, car très accessibles dans leur format, et très allégées dans leur présentation comme dans le commentaire des textes. Même si certains lecteurs pourraient éprouver un manque de références permettant de contextualiser davantage la pensée de Voltaire et ses enjeux, on peut aisément voir à travers cet ensemble de textes hétérogènes un fil conducteur suivi par l’auteur : le combat contre le fanatisme et pour la liberté de pensée. Opposé aux dogmatismes et aux hypocrisies de ce que l’on pourrait appeler les institutions religieuses, Voltaire n’est cependant pas un athée à proprement parler, mais bien un « déiste », qui entend fonder l’éthique et la morale sur la Raison humaine et l’autonomie d’une volonté éclairée[5]. C’est la raison pour laquelle, admettant l’existence d’un « être suprême aux attributs indéterminés, et qui ne fait référence à aucun dogme ni révélation[6]», Voltaire souligne à de multiples reprises ce que peuvent avoir de sage, d’efficace ou de judicieux les « lois musulmanes », tout en critiquant sans concession les « superstitions » qui cherchent à les justifier, ou la violence à travers laquelle elles se sont imposées. Cependant, le philosophe garde toujours en ligne de mire le prosélytisme chrétien, qu’il n’a pu critiquer, au péril de sa vie, que par des moyens détournés, tels que la comparaison avec l’Islam. La pensée de l’auteur et son rapport aux religions, spécifiquement à la religion musulmane, peut utilement éclairer notre regard actuel, en ceci que, refusant les amalgames et jugements à l’emporte-pièce, le philosophe préfère admettre la complexité de la question religieuse, tout en se montrant intransigeant avec les tenants de la violence, quelle qu’en soit l’obédience, mais surtout avec ceux manipulent les religions. Par conséquent, ces ouvrages présentent une mise en perspective temporelle et culturelle enrichissante, qui renvoie dos-à-dos les fanatiques d’ici ou d’ailleurs, et tous ceux qui songeraient à essentialiser et hiérarchiser les cultures.
Notes de bas de page :
[1] Du Coran et de la loi musulmane : http://www.editionsdelherne.com/publication/du-coran-et-de-la-loi-musulmane/ et Le fanatisme ou Mahomet le Prophète : http://www.editionsdelherne.com/publication/le-fanatisme-ou-mahomet-le-prophete/
[2] François L’Yvonnet, « Préface », in Voltaire, Le fanatisme ou Mahomet le Prophète, Paris, Éditions de L’Herne, coll. Carnets, 2015, p. 7.
[3] Faruk Bilici, « L’Islam en France sous l’Ancien Régime et la Révolution : attraction et répulsion », in Rives méditerranéennes, n°14, 2003, en ligne : https://rives.revues.org/406
[4] George Duby, Robert Mandrou (dir.), Histoire de la civilisation française, Tome 2 : XVIIe – XXe siècle, Paris, Armand Colin, Coll. Agora, 1998, pp. 163-164.
[5] Christian Ruby, Histoire de la philosophie, Paris, La Découverte, Coll. Repères, 2001, p. 49
[6] Louis-Marie Morfaux, « Déisme », in Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 1980, p. 75.