Un arc-en-ciel de 650.000 teintes. Autisme et démocratisation du social
Psy, soins, santé Travail social
20 Nov 2020
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Jonathan Louli, Elrina O’Brien, 2020, « Un arc-en-ciel de 650.000 teintes. Autisme et démocratisation du social », in Les cahiers du travail social, n°96, p. 7-17
Résumé :
Version écrite d’une conférence donnée par Elrina O’Brien, sur le thème de la diversité dans l’autisme, avec une introduction et une conclusion co-écrites avec Jonathan Louli
Sur le même thème (et avec les mêmes co-auteurs!) vous pouvez consulter un podcast radio que nous avons réalisé ensemble !
« L’autisme est un sujet de polémique », note Valérie Löchen [1]. Certes, la loi dite 2002-2 ainsi que les nombreuses lois sur le handicap et autres « plans autisme » qui se sont succédés à partir des années 1990 – 2000 semblent avoir plutôt amélioré la condition des personnes concernées. Même s’il reste dans notre pays des « retards » considérables (ibid., p. 210-218), il paraît loin le temps où tous les « handicapés », « exclus » et autres « marginaux », étaient amalgamés ensemble dans la grande catégorie des « inadaptés sociaux » incapables d’apporter quoique ce soit à la « société » [2].
Pour autant, les stéréotypes au sujet des personnes autistes perdurent. Dernièrement, en mars 2017 par exemple, François Fillon déclarait sans sourciller, en direct à la télévision, en pleine campagne présidentielle : « je ne suis pas un autiste, je vois bien les difficultés », alimentant ainsi le poncif de l’« autiste » inconscient et fermé… Face à ce type de vision uniformisée donc erronée des personnes autistes, ces dernières années des familles, militant.e.s, personnes diagnostiquées… ont souhaité apporter leur parole aux débats publics. Ces personnes ont à nous apprendre que la lutte contre les idées reçues et contre le « validisme » dominant est toujours d’actualité et que, pour faire reculer les stéréotypes injustes et catastrophiques que subissent beaucoup de personnes autistes, il n’y a qu’une chose à faire : les écouter. Le texte qui suit est l’une de ces prises de position.
De la diversité dans l’autisme
Personne n’est immunisé contre les idées reçues, même pas les personnes concernées ! La première fois que l’on m’a dit que j’étais peut-être autiste, j’ai pris ça pour une blague. Ma spécialité est de penser que les choses sérieuses sont des plaisanteries, et de ne pas comprendre les blagues en les prenant au premier degré… On a tous un talent, le mien est donc d’être complètement à côté de la plaque en matière d’humour !
Pourtant, l’idée m’a intriguée et je me suis renseignée dans les livres, j’ai passé en ligne un premier test, puis un second, lu nombre d’articles, écouté des conférences… et plus j’avançais, plus l’autisme devenait la réponse aux questions que je m’étais toujours posées me concernant. Pour éviter tout biais de confirmation, j’ai entamé des démarches auprès d’une professionnelle spécialiste des troubles du spectre autistique (TSA) et obtenu un diagnostic d’autisme. Depuis, j’essaie d’informer au travers de mes photographies et de mes écrits, sur ce sujet qui me tient à cœur : l’autisme, dans toute sa diversité.
Pour bien comprendre l’autisme, il faut commencer par imaginer… une sorcière ! Normalement, le mot de sorcière évoque immédiatement une image : celle d’une vieille dame habillée de noir, avec un balai, un chaudron, une verrue…
Si nous avons tous la même image de sorcière en tête, c’est grâce à ce qu’on appelle l’imaginaire collectif. Dans un groupe, nous partageons tous des archétypes communs, nourris par la littérature, les médias etc. En France, l’archétype d’une sorcière, c’est une vieille dame en haillons, alors que d’autres pays en auront une vision différente.
En théorie, cet inconscient collectif ne pose pas de gros soucis. Jamais aucune sorcière ne va souffrir de discrimination à l’emploi parce qu’elle se déplace sans balai, ou ne sera conduite en hôpital psychiatrique si elle dit ne pas aimer les chats.
Là où la situation devient plus complexe, c’est si l’on pense au mot « autiste ».
Quand on parle d’autisme, c’est rarement positif. Si vous dites « la voisine a une tête de sorcière », il y a peu de chance pour que ce soit un compliment. De même, quand un homme politique dit « ils se comportent comme des autistes », il ne veut probablement pas dire « ils se comportent comme des personnes fabuleuses avec une grande curiosité intellectuelle ». Ce qu’il veut dire, c’est « ils se comportent de façon obtuse, ils n’écoutent rien » ou alors pire « ils ne comprennent rien ».
Parce que oui, dans la tête des gens, les sorcières ont des balais et les autistes sont des handicapés asociaux.
Le mot « autiste » évoque principalement un petit garçon roulé en boule dans un couloir entrain de hurler et de se taper la tête contre les murs. Ou alors un homme bizarre, certes, mais avec une forme de génie, capable de compter les allumettes d’une boîte d’un seul regard ou de réciter Pi jusqu’à la millionième décimale.
Cet archétype masculin de la personne autiste, qui serait soit non verbale soit d’une intelligence supérieure à la moyenne, est… vrai, ces deux « modèles » d’autistes que vous voyez à la télévision, dans les livres, au cinéma, ils existent vraiment.
Mais on estime qu’il y aurait en France environ 650 000 autistes, et dans l’imaginaire collectif, il n’y en a que ces deux-là ! C’est donc, aussi, des 649 998 autres que je souhaite parler.
Pour comprendre les 650 000 formes d’autisme qui existent, il faut déjà répondre à une question toute simple : c’est quoi, « un autiste » ?
L’autisme est une neuro-atypie. Ce n’est pas une maladie, que l’on attraperait et que l’on pourrait guérir. Ce n’est pas non plus le résultat d’une mauvaise éducation ou la faute d’un vaccin… L’autisme est d’origine génétique avec une corrélation environnementale faible. Les personnes autistes ont donc un cerveau qui fonctionne différemment de celui des autres. Tout simplement.
Imaginez votre cerveau comme une vaste bibliothèque. Tout au long de votre vie, vous allez ajouter des livres dans les rayons : vos apprentissages. Certains seront conscients (nouer vos lacets, compter jusque mille…) et d’autres se feront inconsciemment (les aptitudes sociales, comme apprendre à sourire, à regarder les gens dans les yeux…)
Dans le même temps, sans vous en rendre compte, vous avez aussi perdu quelques livres intéressants de votre bibliothèque. Des informations oubliées parce qu’elles n’étaient pas importantes sur du long terme (le résultat d’un exercice de mathématique fait il y a trente ans…) ou parce que vous ne les utilisiez pas régulièrement (la bonne utilisation des clignotants dans un rond-point !).
Sans vous en apercevoir, un millier de fois par jour, vous circulez parmi les rayons pour y puiser certaines ressources. Parfois, vos livres sont mal rangés. Alors le livre « je gare ma voiture et je me souviens de l’emplacement » est introuvable et vous tournez un quart d’heure sur un parking.
Votre cerveau, immense et fascinante bibliothèque s’il en est fonctionne de cette façon si vous êtes neuro-typique.
Mais les personnes autistes ont deux rayons de leur bibliothèque cérébrale en travaux permanant. Le rayon relation sociale et communication, et le rayon intérêts diversifiés.
Quand j’étais enfant, la télévision diffusait une publicité pour une marque de jus de fruit. Un enfant, pour accéder à la cuisine, devait passer dans un couloir envahi par les crocodiles. Il y parvenait parce qu’il était motivé par l’attrait du jus de fruit en question.
Ces deux rayons sont autant accessibles pour moi et pour toute personne autiste que la cuisine de cette publicité. Et quand, après maints efforts, nous y parvenons, c’est en général pour trouver des livres déchirés, ou dans une édition étrangère écrite dans une langue que nous ne parlons pas. Notre cerveau ne reçoit pas les informations tout à fait de la même manière, et ne les trie pas de la même façon.
Un exemple semble assez parlant : lors d’un rendez-vous chez le médecin, celui-ci, occupé à se laver les mains, vous demande de lui donner la carte vitale puis de lui dire ce qui vous arrive.
Si vous êtes neurotypique, vous saluez le médecin, vous posez votre carte sur son bureau et commencez à parler de vos douleurs de genou.
Concrètement, sans vous en rendre compte, vous avez emprunté le livre « comment saluer un professionnel de santé », « comment remettre un objet à une personne qui a les mains prises » et « parler de mes soucis de santé ».
Si vous n’avez pas conscience d’avoir emprunté autant de livres, c’est parce que ces actions sont automatiques pour vous. Des acquis tellement ancrés en vous qu’ils vous semblent innés.
Si vous êtes autiste, la même situation prend un tout autre sens ! Vous allez peu chez le médecin, mais ce n’est pas un inconnu puisqu’il vous connaît depuis votre enfance. Faut-il le tutoyer ou le vouvoyer ? Si vous le vouvoyez, le protocole est de lui serrer la main, or il est en train de les laver. Il vous a demandé de lui donner votre carte mais il est occupé, faut-il attendre qu’il soit revenu à son bureau ou commencer tout de suite ? Et que veut dire « ce qui vous arrive » ? Est-ce qu’il parle de votre santé ou est-ce qu’il cherche à faire la conversation ? D’ailleurs, comment est-ce que l’on parle de sa santé, est-ce qu’il faut tout dire, uniquement le point pour lequel on vient ? Toutes ces informations sont potentiellement difficiles d’accès pour une personne autiste.
C’est ainsi que chaque jour, chaque heure, chaque minute, dans chaque circonstance, 650000 personnes en France traversent un couloir plein de crocodiles pour aller chercher des informations, que la plupart des gens, dans le même pays, trouvent d’une évidence absolue !
Mais le plus méconnu des points communs est sans doute le second : la diversification. Ce n’est pas notre point fort. Nous aimons rester dans des zones de confort, des routines, des répétitions.
Les informations qui arrivent dans le cerveau humain sont triées très rapidement, et certaines sont priorisées. Mais chez les personnes autistes, les informations arrivent souvent en plus grand nombre, et par paquets. Pour reprendre l’exemple de la bibliothèque, dans le cerveau des neurotypiques, les livres sont déposés à l’entrée de chaque allée par une cohorte de bibliothécaires consciencieuse, alors que dans ma bibliothèque, quelqu’un largue des ouvrages au tractopelle, qu’un pauvre employé solitaire trie tant bien que mal…
Les personnes autistes ont donc un besoin vital de répétition, pour canaliser ce flot d’informations anxiogènes et ne pas s’épuiser. On repère trois formes majoritaires de répétition : les écholalies (répétitions de mots ou de phrases entières), les stim (les gestes d’auto-stimulation) et les intérêts restreints (des passions dévorantes sur des sujets très pointus).
Ces répétitions sont les doudous des autistes. Elles permettent de faire baisser le niveau de stress, de se donner le temps de réfléchir pour trouver une réponse, de pallier à une surcharge émotionnelle ou sensorielle… ce sont des activités réconfortantes et sécurisantes.
Ces deux symptômes, ces deux rayons de bibliothèques difficiles d’accès sont donc les caractéristiques de base de l’autisme : des troubles de la communication et des relations sociales, des intérêts spécifiques et comportements répétitifs.
Bien souvent, quand on décrit l’autisme de cette manière, les personnes qui ne sont pas concernées se disent « mais moi aussi je suis timide en réunion, et moi aussi j’ai une véritable passion pour les timbres postes… tout le monde est comme ça… est-ce qu’on ne serait pas tous un peu autiste ? »
Cette phrase, je l’ai souvent entendue, et toujours chez les allistes (personnes non-autistes)…
Mais personne n’est « un peu autiste ». Ces comportements que je décris, ces inaptitudes, ces différences, tout le monde les a déjà ressentis ou vécus c’est vrai. Mais tout le monde a déjà eu mal au ventre et pourtant on n’a pas déjà « tous un peu accouché » !
Leurs atypies, les personnes autistes ne vivent pas « parfois » avec, elles les vivent au quotidien ; et surtout, elles les vivent intensément.
Vous n’êtes pas autiste parce que vous aimez bien les SVT. Vous êtes autiste parce que, par exemple, vous réalisez un tableau sur le système limbique et le circuit de la récompense, après avoir lu dix-huit ouvrages de neuroscience sans avoir trouvé de poster satisfaisant à ce sujet.
Et dans la même idée, vous n’êtes pas autiste parce que vous êtes intimidé quand vous devez saluer un nouveau collègue : vous êtes autiste quand vous précédez chaque rendez-vous avec un conseiller Cap-Emploi d’une répétition interne de la discussion.
A présent que j’ai expliqué que toutes les personnes autistes ont un fonctionnement identique, je vais vous expliquer pourquoi c’est faux : c’est mon idée d’une bonne blague !
Vous l’aurez sans doute constaté, on entend couramment parler de Troubles du Spectre Autistique (TSA). Le spectre dont il est question n’est pas un fantôme, c’est un spectre au sens physique du terme ; une « Image issue de la décomposition d’une onde ». En fait, l’un des spectres les plus connus, ce n’est pas celui de l’autisme : c’est celui de l’arc en ciel.
Une lumière blanche, celle du soleil, vient taper dans une goutte d’eau. Si l’angle est le bon, cette lumière blanche va être décomposée, et on pourra donc voir le spectre s’étaler en plein ciel, allant du rouge à l’indigo en passant par toutes les nuances intermédiaires.
Tout comme la lumière blanche est composée de toutes les teintes de l’arc en ciel, l’autisme est composé de toutes sortes d’autistes. Et, parce que j’aime infiniment les métaphores filées, je vais poursuivre celle-ci : il ne vous viendrait pas à l’esprit de dire « le rouge, c’est quand même d’avantage la couleur d’un arc en ciel que le vert, la preuve le rouge est tout en haut et le vert beaucoup plus bas ».
Dire « un autiste non verbal est quand même beaucoup plus autiste qu’un autiste qui fait une conférence devant une salle comble », ne fait pas d’avantage sens.
Nous sommes différents les uns des autres, nous sommes un arc en ciel de 650000 teintes différentes.
Tristement, chaque fois qu’un alliste perpétue l’idée qu’il existe de vrais et de faux autistes, des autistes lourds et des autistes légers, quelque part dans le monde une personne sera mise sous silence. Une personne n’osera pas dire qu’elle a besoin d’un tiers temps par peur d’être jugée. Une personne fera une crise d’effondrement parce qu’elle aura tenté de cacher ses difficultés. Une personne sera enfermée en secteur psychiatrique parce que considérée comme irrécupérable aux yeux de la société. Une personne n’aura pas d’AVS parce que vue comme cause perdue… Et une personne ne se fera pas diagnostiquer parce que persuadée qu’elle n’est pas autiste.
C’est pourquoi il est essentiel que les clichés, les poncifs, les stéréotypes disparaissent enfin.
Donc, si chaque personne autiste est unique, c’est pour trois raisons principales.
La première, c’est qu’il est illégal à ma connaissance de cloner un être humain. Chaque individu est unique, car il est impossible que deux personnes aient vécu exactement la même vie, les mêmes expériences, aient les mêmes gênes, les mêmes connections neuronales… Bref, puisque nous sommes tous différents, pourquoi voudriez-vous que les autistes, eux, soient identiques !
La seconde raison porte un nom qui fait souvent un drôle d’effet : les comorbidités ! Lorsqu’une personne est autiste, elle a des altérations de certaines capacités. Ce sont les ingrédients de base, mais la vie serait tellement fade s’il fallait se contenter de la base ! Beaucoup d’autistes ont des petits « bonus », histoire je suppose d’épicer la vie, ces fameuses comorbidités qui s’ajoutent aux troubles communs. Je ne vais pas vous faire la liste de toutes les comorbidités, mais je vais vous parler de trois grands classiques, que ma petite sœur a un jour appelés « tes super-pouvoirs d’autiste » !!!
Mon premier super pouvoir, ce sont les atypies sensorielles. Il est de notoriété publique que beaucoup de personnes autistes ne supportent pas les lumières vives, les sons trop forts ou sont excessivement sensibles au toucher. Les atypies peuvent être de l’ordre de l’hyper-sensibilité (le sens fonctionne mieux que la norme) ou de l’hypo-sensibilité (le sens fonctionne moins bien). Elles peuvent toucher un ou plusieurs sens, une partie seulement d’un sens, et un sens peut être à la fois hypo et hyper sensible (par exemple, une oreille hypo-sensible aux sons graves, mais hyper sensible aux aigus). Bien entendu, elles peuvent toucher les cinq sens les plus communs, mais d’autres moins connus comme la nociception (sens de la douleur), le système vestibulaire (sens de l’équilibre) etc.
Un exemple ? Je me suis récemment fracturée le coccyx sans m’en apercevoir, mais par contre je perds les pédales quand j’ai une écharde dans le doigt…
Le plus merveilleux, c’est que la sensibilité n’a pas qu’une réponse sensorielle, elle peut aussi générer une émotion. Je suis souvent émue à l’extrême par des informations anodines pour un neurotypique (une texture très précise de tissu, le mouvement des pattes d’une coccinelle sur un brin d’herbe…)
Vous entendrez également dire « les autistes n’ont pas d’empathie » parce que la plupart d’entre nous sont capables de terribles maladresses, ne percevant pas une émotion si elle n’est pas clairement exprimée. Cependant, une fois la situation clarifiée, nous pouvons faire preuve d’une empathie supérieure à la moyenne.
Mon pouvoir favori, c’est la synesthésie. Tout simplement parce que le nom fait vraiment mystérieux, et dire « je suis synesthète » donne l’impression qu’on a une sorte de talent très spécial, alors qu’en fait… on est juste mal fichu !
La synesthésie, est l’association de plusieurs sens, un peu comme s’ils étaient siamois. Le plus courant, est de voir des chiffres ou des lettres associés à des couleurs spécifiques. Pour ma part, quand je regarde un tissu, je peux dire « il est doux », non pas parce qu’il semble doux, mais parce qu’en le voyant, c’est exactement comme si je l’avais touché.
Et je terminerai par un grand classique chez les personnes autistes : la prosopagnosie. La difficulté voire l’incapacité à reconnaître des personnes donne lieu à des situations amusantes il faut l’avouer.
Je retiens des détails plutôt étonnants sur les gens. Je suis capable de vous décrire les chaussures que portait le conseiller de la maison des métiers du Pas-de-Calais que j’ai rencontré en 2015. Mais si mon voisin me salue dans un magasin, je ne suis pas capable de le reconnaître.
Rien ne valant une anecdote pour illustrer un propos, en voici une. Un jour, un monsieur est venu me parler sur une brocante. Il m’a demandé comment j’allais, puis il m’a demandé comment allait mon compagnon et mes chèvres. Autant « vous allez-bien ? » est une question qu’un parfait inconnu peut vous poser, autant « Et les chèvres, ça va ? » c’est un peu moins courant. Je savais donc, en véritable détective, que nous nous connaissions et j’ai répondu aussi aimablement que possible. Sauf que je n’avais, et n’ai à ce jour, pas la moindre idée de qui était cette personne !
Je n’aborderai ni l’alexythimie, ni les TDA, TCA, épilepsie et j’en passe. Je ne parlerai pas non plus de l’impact du quotient intellectuel sur chaque personne autiste, chaque comorbidité a, quoi qu’il en soit, un impact supplémentaire.
La troisième raison enfin nous rendant unique, c’est que même les points communs de base ne se traduisent pas chez tout le monde pareil.
Derrière la notion de « trouble de la communication », se cachent beaucoup de notions. Ne pas savoir parler est un trouble. Savoir parler uniquement dans une langue que l’on a inventée est aussi un trouble. Cette notion est également souple dans le temps, puisqu’un enfant non verbal peut parfois se mettre à parler, et inversement.
Par exemple, mon « trouble » de la communication est grandement lié à ma compréhension des sous-entendus ou du second degré. Un jour, le co-auteur de cet article qui avait perdu à un jeu de stratégie contre moi m’a dit « je ne parle plus aux félons » et il est sorti de la maison pour fumer. Il plaisantait, mais n’ayant pas bien lu son expression, j’ai donc cru qu’il était en colère contre moi (avant que mon compagnon ne m’explique qu’il s’agissait d’une boutade).
Pour ce qui concerne les routines, il en va de même. Regarder une série télévisée en boucle est une routine. Ranger chaque pot à confiture par ordre de taille est une routine. Les intérêts peuvent évoluer, les rituels s’installer ou disparaître, mais ils seront toujours présents d’une façon ou d’une autre pour nous aider à gérer.
Cela nous mène au point que j’ai soigneusement contourné : la notion de handicap. A force de parler de capacité de différence, d’atypie, on pourrait en arriver à la conclusion qu’être autiste n’est pas tellement un problème. Hélas, dans la vraie vie, l’autisme n’est pas un super pouvoir.
Pour chaque exemple que j’ai donné, il y a son revers.
Ne pas comprendre qu’un ami plaisante, c’est anecdotique. Ne pas comprendre qu’un homme veut avoir un rapport sexuel et se faire violer, ça ne l’est pas.
Pleurer quand on a une écharde dans le doigt, c’est un détail. Ne pas être soignée quand on a une double fracture, lésion du nerf et déplacement de l’articulation, parce que l’on arrive pas à s’exprimer correctement devant le médecin, ça ne l’est pas.
Être ému aux larmes par les beautés de la nature, c’est un don. Être dévalorisée et niée, s’épuiser jusqu’à l’automutilation, ça ne l’est pas.
Les anecdotes douloureuses sont légions, dans mon vécu comme dans celui de mes « compatriotes ». À ces moments difficiles, s’ajoute l’extrême fatigabilité dont souffrent beaucoup de personnes autistes. Ce qui ne demande même pas de concentration aux neuro-typiques nous épuise. Ce qui les épuise nous est le plus souvent purement inaccessible. Nous sommes le plus souvent victimes de meltdowns, ou de shutdowns, des effondrements dus à la saturation sensorielle et émotionnelle. Le corps médical n’est pas sensibilisé à ces surcharges. Ainsi, nombre d’entre nous, traités de « fous » ou d’« hystériques » seront attrapés fermement par des pompiers ou des forces de l’ordre, se feront médicaliser par le SAMU, ou à l’inverse seront abandonnés à leur détresse par tous ceux pensant que c’est « du cinéma »…
Et pourtant, la loi définit ainsi le handicap :
Constitue un handicap, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant
On constate que, pour être considérée comme handicapée, une personne ne doit pas avoir une jambe en moins ou un diagnostic de schizophrénie : elle doit avoir une limitation de l’accès à une vie en société.
Cela veut dire que la seule chose qui fait qu’une situation est un handicap, c’est le rejet qu’elle entraîne.
Je ne suis pas handicapée « parce que » je ne sais pas passer un coup de téléphone à un inconnu sans paniquer : je suis handicapée parce que la société exige que j’en sois capable pour trouver un emploi.
Je ne suis pas handicapée « parce que » si je conduis trop longtemps j’ai besoin de plusieurs jours pour retrouver mon énergie : je suis handicapée parce que la société exige que je sois capable de reprendre le travail le lendemain, quoi qu’il advienne.
Et cette société… c’est vous.
Vous allez peut-être vous en défendre en vous disant que votre place dans le monde ne vous permet pas de représenter la société, pourtant chacun, individuellement, peut lutter contre l’aspect handicapant que représente l’autisme.
Mon expérience m’a conduite dans des situations banales où mon autisme a été un handicap, alors qu’il aurait pu ne pas l’être.
A chaque rendez-vous, j’espère que mon interlocuteur me demandera comment je préfère être saluée plutôt que d’imposer une embrassade ou un serrage de main. Si vous recevez une personne autiste, prenez le temps de poser la question.
Pour mes démarches auprès de la MDPH et de la CAF, je ne pouvais pas me renseigner rapidement ni autant que je l’aurais souhaité, car je ne suis pas à l’aise avec le téléphone. Si vous devez contacter une personne autiste, demandez-lui (si vous êtes neutre) son mode de communication de prédilection.
Lorsque je me rends chez le médecin, je suis toujours angoissée à l’idée que je vais devoir attendre un temps indéterminé, dans un lieu surpeuplé de personnes bruyantes (je suis misophone). Si vous avez rendez-vous avec une personne autiste, soyez ponctuel et voyez si vous pouvez aménager son attente pour la rendre plus confortable.
Autre façon d’agir, aidez à lutter contre les préjugés. Quand vous entendrez une personne dire « mais quel autiste », rappelez-lui qu’il existe plein d’insultes fabuleuses et créatives qui ne sont pas oppressives. Quand vous rencontrez une personne qui annoncera qu’elle est autiste, ne niez pas ses difficultés, mais pensez tout de même à voir ses super-pouvoirs !!!
Et surtout, informez-vous et pour cela : écoutez-nous ! Même les personnes non verbales ont des choses à dire. Dites-vous que ne sont pas elles qui sont handicapées parce qu’elles ne parlent pas, c’est peut-être vous qui êtes handicapés parce que vous ne les comprenez pas ! Privilégiez les échanges avec les personnes concernées, les enfants, les adultes, qui savent bien mieux que n’importe quel alliste (parents d’enfants autistes et psys compris !) ce que l’on ressent de l’intérieur.
Il y a vraiment des façons d’impacter, qui peuvent sembler anodines mais sont loin de l’être. Bien entendu, des professionnel.le.s du social ou de la santé, élus, enseignants, AVS, ont un pouvoir à plus grande échelle. Mais quel que soit votre statut, n’oubliez pas tout simplement qu’il n’y a pas que les autistes qui ont de supers pouvoirs ! Certaines de nos difficultés ne disparaîtront pas comme par magie, cependant, une bonne partie pourrait être amoindrie voir supprimée si la société nous accueillait.
Je pense qu’il est temps de résumer.
L’autisme se repère grâce à deux symptômes : des troubles de la communication et des relations sociales, des comportements répétitifs et centres d’intérêts restreints. Bien que chaque personne autiste présente ces deux symptômes, leur intensité, leur traduction et les comorbidités qui s’y greffent sont tellement disparates qu’elles rendent ces personnes différentes les unes des autres.
Je vous invite donc à entendre cette diversité, et à être au quotidien dans un soutien bienveillant.
Conclusion
Les personnes autistes ont à apprendre aux professionnel.le.s et à tous les allistes que, certes, leur existence est hantée par le « spectre autistique », et, surtout, par l’effroi, le mépris ou la condescendance que ce spectre provoque chez les allistes. Mais que, cependant, l’existence d’une personne autiste ne se résume jamais à ce « spectre », à ces « troubles », qui ne sont que les plus petits dénominateurs communs à l’intérieur de l’autisme. Les personnes autistes ont à nous apprendre – au moins à rappeler – l’impératif de recevoir l’autre tel qu’il est et de lui accorder une reconnaissance [3] réelle. Ce que l’autisme peut nous apprendre, c’est que toute personne ne peut être comprise et expliquée uniquement à travers ses diagnostics, son apparence. La « vérité », l’« unicité » de chaque personne se découvre plutôt dans la relation à cette personne, ce qui implique de lui laisser la part d’autonomie qu’elle demande, pour s’affirmer à sa manière.
Ce que l’autisme a à nous apprendre c’est que pour entrer en relation avec chaque personne sur la base de son autonomie et des formes spécifiques de son affirmation de soi, les professionnel.le.s ne peuvent se contenter d’une procédure de travail, des indicateurs de la « démarche qualité » ou des diagnostics médicaux : ils et elles doivent aussi défendre leur marge d’autonomie, de créativité, et leurs capacités d’adaptation aux personnes rencontrées. C’est une exigence éthique et de « bientraitance ». Ce que l’autisme a par conséquent à nous apprendre c’est que nous possédons tous et toutes un intérêt commun : nos libertés respectives, qui nous permettent d’être reconnu.e.s et de reconnaître, d’être soutenu.e.s et de soutenir, de nous affirmer et d’écouter. L’autisme, dans sa diversité, nous apprend que ces espaces communs où nous nous croisons toutes et tous, n’offriront de place adéquate à chacun.e à l’unique condition qu’ils offrent reconnaissance, autonomie, solidarité à chacun.e. Ce que réveille en nous l’autisme, ce n’est autre que l’exigence de démocratie réelle.
[1] LÖCHEN, V., Comprendre les politiques sociales, Paris, Dunod, 2013, p. 212.
[2] VERDÈS, J., « Les exclus », in Actes de la recherche en sciences sociales, 1978, n°19, pp.61-65.
[3] HONNETH, A., La lutte pour la reconnaissance, 2010, Paris, Editions du Cerf.