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Protagoras : un retour aux sources

Philosophie Politique

23 Mai 2021

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Couverture du livre "La parole de Protagoras"

Note de lecture de :

Laura Moscarelli, La parole de Protagoras. Fragments et témoignages, 2017, Paris, L’Harmattan, 138 p.

Diffusée sur le site Nonfiction (octobre 2017)

Site de l’éditeur L’Harmattan

Titulaire d’un double master en philosophie et en communication, Laura Moscarelli a travaillé sur la philosophie antique et notamment sur Protagoras. Elle a publié il y a quelques mois un ouvrage sur Protagoras et sa pensée, avec pour objectif de « rendre la parole » (p.9) à ce dernier contre les déformations et raccourcis qui se sont empilés au fil du temps.

Cette démarche implique selon Moscarelli de revenir au texte du philosophe. Le principal intérêt de l’ouvrage est ainsi de rassembler l’essentiel des « fragments et témoignages » connus où est rapportée la parole de Protagoras. Ceux-ci ne sont pas livrés sans présentation : le lecteur appréciera la première partie du livre, qui recontextualise l’œuvre et la vie de Protagoras, ainsi que la réception critique qui a été faite aux sophistes.

Vie et œuvre de Protagoras

Protagoras est né Thrace, entre la Turquie et la Bulgarie actuelles, vers 490 avant notre ère. Les sources fournissent des informations contradictoires sur son milieu d’origine, mais on sait qu’il vivait de « l’enseignement, les lectures et les discussions publiques » (p. 12) en faisant monnayer ses prestations. Par conséquent, il voyageait beaucoup, et est allé deux fois à Athènes, où il s’est lié d’amitié avec Périclès. Ce dernier lui aurait confié la rédaction de la Constitution de la colonie grecque de Thourioi. En réaction, l’oligarchie athénienne opposée à Périclès et à la démocratie a accusé Protagoras d’athéisme et l’a condamné à l’exil. Protagoras trouve la mort lorsque le navire sur lequel il fuit fait naufrage, entre – 420 et – 417 (p.13-14).

De nombreux textes de Protagoras ont été perdus, mais les spécialistes s’accordent généralement à dire que deux ouvrages ont principalement été conservés : Les Antilogies et La Vérité, ce dernier étant également connu sous les titres Les Discours démolisseurs ou Le Grand Traité. Les principaux thèmes abordés par Protagoras dans ces écrits sont « l’être et l’apparaître », le discours,  les dieux, les « les lois et les mœurs de la polis », les arts (p.15-16).

Protagoras et les sophistes

Moscarelli présente les sophistes comme « de véritables professionnels spécialisés dans le domaine de l’éducation », des « penseurs itinérants » qui allaient de cité en cité vendre leurs compétences en enseignement et en rhétorique. Ils ne forment donc pas une « école de pensée homogène » bien qu’ils partagent des perspectives intellectuelles communes : un intérêt pour le langage et l’étude des rapports entre nature, culture et lois. Leurs prises de positions relativistes et démocratiques leur valent l’hostilité des aristocrates mais aussi des penseurs classiques, comme Platon et Aristote. Le « relativisme des sophistes effrayait »  (p.17-18) car la sophistique s’appuie sur des méthodes de discours et de rhétorique, et non sur des idées reçues ou des certitudes héritées, qu’elle tend plutôt à remettre en cause.

Cette attitude intellectuelle implique que « c’est dans la politique que les sophistes affirmaient surtout le pouvoir et l’autonomie de l’homme », comme le pointe Émile Bréhier [1] : les sophistes travaillent donc à répandre des méthodes qui favorisent le débat démocratique, le lien social et la recherche du consensus. C’est ce que Barbara Cassin appelle « l’effet sophistique » [2] : celui-ci pousse la pensée philosophique à bout en la confrontant à son incidence sociale et politique [3], et vaudra aux sophistes la méfiance voire l’animosité des philosophes dès l’Antiquité. Moscarelli estime que c’est surtout les sceptiques qui ont reconnu Protagoras comme un penseur majeur : jusqu’à la Renaissance, rares sont ceux qui se revendiqueront de lui. Hegel le premier tend à réhabiliter Protagoras dans la marche de l’Histoire, mais reste en accord avec les sentences émises par Platon et Aristote à l’encontre du sophisme, considérant parfois celui-ci comme « ennemi de la philosophie » (p.33).

Malgré le travail de différents penseurs tout au long du XXème siècle, l’opinion commune au sujet des sophistes ne s’est pas départie des critiques et incompréhensions qui l’accompagnent depuis l’origine. C’est la raison pour laquelle Moscarelli annonce vouloir, avec le présent ouvrage, « essayer de redonner, aujourd’hui, la parole à Protagoras » (p.36). Après avoir synthétisé quelques aspects centraux de la pensée du philosophe grec (« la doctrine de l’homme-mesure », « le mythe de Prométhée », « le discours fort »… [p.36-41]), l’auteure achève sa présentation et laisse place aux fragments.

« La parole de Protagoras »

Moscarelli commence par donner quelques informations sur la provenance des textes rassemblés. Elle explique avoir refusé d’écarter les fragments qui traditionnellement sont considérés comme « douteux » par les traducteurs français, et avoir confronté des traductions italiennes et françaises, pour aboutir à un recueil où se mêlent des extraits sur Protagoras et d’autres rapportant ses propos. Il faut à ce titre souligner que l’auteure a tenu à présenter un recueil bilingue : sur une page figure le texte original (en grec ou en latin), sur l’autre figure la traduction française. Les textes proviennent de sources variées, généralement des auteurs grecs ou latins (Platon, Aristote, Sextus Empiricus, Diogène Laërce…). On peut ici formuler le principal regret quant à ce travail de présentation de la pensée de Protagoras : à part le nom de leur auteur et de l’ouvrage dont ils sont extraits, les fragments ne sont quasiment pas contextualisés, et l’on aurait apprécié quelques données sur la période, l’origine géographique, les conditions de traduction des textes présentés.

Une première partie des extraits rassemble des données biographiques et des éléments généraux de la doctrine de Protagoras, tirés notamment du livre classique de Diogène Laërce, Vies et Doctrines des Philosophes de l’Antiquité. Dans les récits et anecdotes biographiques, on peut lire notamment au sujet de l’impiété et du « manque de certitude » (p.45) que Protagoras exprimait à l’égard des desseins divins, et qui lui ont valu l’accusation d’athéisme : « ses livres furent brûlés par les Athéniens », rapporte Hésychios (p.53). On y lit également qu’après avoir exercé le métier de portefaix, Protagoras décide de se livrer aux travaux intellectuels après sa rencontre, décisive dans sa formation intellectuelle, avec le penseur matérialiste Démocrite. Protagoras  décide ensuite de monnayer ses compétences d’enseignant auprès de disciples dont on dit qu’ils fixent eux-mêmes la rémunération du sophiste : « Il fut le premier à prononcer des discours contre rémunération et le premier à diffuser parmi les Grecs cette pratique qu’il ne faut pas déplorer car nous prenons plus au sérieux ce qui a un prix que ce qui est gratuit », estime Philostrate d’Athènes dans Vies des sophistes (p.57). Après des extraits du Théétête, où Socrate discute des conceptions de Protagoras, Moscarelli a placé différents extraits évoquant certaines caractéristiques de la pensée de ce dernier : le matérialisme, le relativisme, les réflexions sur le discours, l’activité d’enseignement, le mythe de Prométhée

Conclusion

La principale qualité du livre de Moscarelli est qu’il comporte une forte dimension pédagogique, ou de vulgarisation, qui rend le savoir produit relativement accessible. Les synthèses de présentation de Protagoras et de sa pensée sont écrites sur le ton de l’initiation, le format est assez court et aéré : « nous ne développerons pas notre lecture personnelle de la philosophie de Protagoras, notre volonté étant de laisser le plus possible le lecteur se l’approprier lui-même » (p.37), annonce Moscarelli. De ce point de vue, l’exercice paraît réussi, sans que l’auteure ne délaisse une certaine érudition ni une bibliographie conséquente. En un sens, quelle autre forme d’hommage rendre à Protagoras, sinon cet effort de démocratisation de sa pensée, lui que d’autres assimilent à « un penseur radical de la démocratie, le critique radical du roi philosophe, du politique comme savoir » [4] ?

Notes de bas de page :

[1] Bréhier, Émile, 1989 [5ème édition], Histoire de la philosophie. I/ Antiquité et Moyen-Âge, Paris, Quadrige/P.U.F, p. 74.

[2] Cassin, Barbara. « Qui a peur de la sophistique ? Contre l’ethical correctness », in Le Débat, vol. 72, n° 5, 1992, pp. 49-60.

[3] Dans une émission de radio enregistrée en 2008 et diffusée sur France Culture, B. Cassin dit des sophistes qu’ils sont « les éducateurs de la Grèce ».

[4] Antoine Bevort, « Le Paradigme de Protagoras », Socio-logos [En ligne], 2 | 2007, mis en ligne le 29 mars 2007, consulté le 23 mai 2021. URL : http://journals.openedition.org/socio-logos/110

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