Migrants, « nous sommes presque des cadavres »
Politique Sociologie et Anthropologie
12 Juin 2021
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Note de lecture de :
Stefan Le Courant, Carolina Kobelinsky, Collectif Babels, 2017, La Mort aux frontières de l’Europe : retrouver, identifier, commémorer, Neuvy-en-Champagne, Editions Le Passager Clandestin
Note de lecture diffusée sur le site Nonfiction (2018)
Site de l’éditeur Le passager clandestin
Lorsque l’on répète que les personnes fuyant différentes menaces et fléaux pour tenter de mener une meilleure vie en Europe n’ont rien à perdre, on a parfois du mal à envisager ce que cela implique concrètement. « Nous sommes presque des cadavres », dit l’un des « migrants », comme on les appelle, interrogé dans le livre. Rester en zone de guerre, de misère, de persécution, c’est mourir. Alors autant mourir en tentant d’atteindre un lieu moins hostile. Beaucoup de ces personnes risquent leur vie en restant chez elles, mais aussi en venant en Europe. Une grande zone d’ombre entoure la rencontre souvent brutale entre les « migrants » et les frontières européennes. C’est l’objectif du présent ouvrage que d’apporter un peu de lumière sur ces phénomènes, à travers des analyses et témoignages tirées d’études de terrain et d’une documentation fouillée. C’est aux éditions Le Passager Clandestin – ça ne s’invente pas – que sont publiés depuis l’an dernier les titres de la collection Bibliothèque des frontières, qui reprend les résultats de Babels, un projet de recherche collective en sciences humaines et sociales dirigé par l’anthropologue Michel Agier. Le présent ouvrage, première publication de la collection, est coordonné par Stefan Le Courant et Carolina Kobelinsky, et rassemble les contributions d’une demi-douzaine de chercheurs sur les dispositifs violents et meurtriers qui font office de frontières européennes.
Une généreuse introduction présente la thématique funeste de l’ouvrage, à savoir la dimension meurtrière que constituent les dispositifs frontaliers pour les personnes n’ayant pas suivi les voies légales d’accès à différents territoires européens. Les auteurs déplorent le nombre croissant de décès de « migrants » depuis qu’a débuté la « fermeture des frontières » dans les années 1980. Ces dernières sont véritablement devenues des « espaces de mort » et « porteur de violences » (p. 9). Dénombrer les morts permet, dans ces conditions, de déchiffrer un phénomène dont l’ampleur va croissante, et dont il n’est pas acceptable qu’il soit rendu invisible par les principaux responsables. Ces derniers sont connus, les auteurs pointant le fait que la montée des politiques sécuritaires et du « marché de la sécurisation » engendrent une forte augmentation des coûts et des risques subis par les individus. Ces coûts et risques sont notamment générés par la dureté de la répression et la fréquence des « exactions » des autorités, dont « la capacité à sauver des vies s’est ici muée en mise en danger et en refus d’assistance » (quand par exemple des gardes-côtes ne secourent pas une embarcation en plein naufrage, voire favorisent ce naufrage [p. 105-107]).
Pour détourner le regard que l’opinion publique pourrait accorder à cette question, les autorités criminalisent généralement les « passeurs », ce qui permet au final « d’occulter les responsabilités d’une Europe qui préfère ne pas regarder en face les effets de sa politique migratoire » (p. 29). L’humanitaire financé par la « main gauche » de la puissance publique peut intervenir comme un cache-misère de la répression opérée par de la « main droite », comme dirait P. Bourdieu. Enquêter sur les conditions des drames et les responsabilités de chacun permet, à l’inverse, de déposer plainte et de dépasser la simple dénonciation de ces faits, ce qui relève presque d’une « forme de résistance » (p. 56). En présentant différents dispositifs de prise en charge des décès aux frontières de personnes migrantes, en Espagne, en Italie et à Calais, les auteurs montrent par ailleurs l’importance de la commémoration de ces disparitions brutales. Pour interpeller les autorités sur ces drames, pour en faire le deuil, et à la fois aider les populations témoins ou victimes à les dépasser, il est nécessaire de les commémorer. Surtout dans des situations telles qu’il y a trois ans, quand un naufrage au large de l’Italie a entraîné la mort de 800 personnes.
Les discours recueillis notamment auprès de survivants par les auteurs concernant « l’épreuve de la migration » (p. 87), sont ainsi saturés par la mort et la peur de mourir, ou de simplement disparaître comme cela arrive à certains. De nombreux récits témoignent de la résurgence de « peurs profondes, dont la plus grande […] est celle de l’anéantissement, du corps qui disparaît sans laisser de trace » (p. 110). Recueillir les témoignages et mettre en mots ces vécus anxiogènes permet de rendre visible la condition de ces personnes. La plupart disent qu’elles sont prêtes à mourir et n’ont rien à perdre, dépouillées, déportées, méprisées et harcelées par les autorités de différents pays : « nous sommes presque des cadavres, des morts-vivants qui foncent » (p. 100). Certains « migrants », en préparant leur périple, vont jusqu’à s’organiser pour anticiper « l’éventualité de leur décès » (p. 93).
Les personnes en situation de migration vivent une impressionnante série d’épreuves qui forgent une « expérience collective » (p. 104). Les auteurs rapportent l’une des plus saisissantes d’entre elles, « l’attaque du grillage de Ceuta » en 2005 (p. 94-98), et montrent que face aux exactions des autorités, les populations réclament de plus en plus « justice » et « vérité », « les corps de leurs proches » (p. 107).
Les auteurs proposent en conclusion une montée en analyse du « régime frontalier » actuel. La montée des politiques sécuritaires a rendu de plus en plus fatales l’arrivée et la circulation dans l’espace Schengen. Cela témoigne de profondes inégalités dans la mobilité des citoyens des différents pays. Ces dispositifs de répression peuvent d’autant plus être remis en question que leur effet dissuasif n’est absolument pas prouvé : « le nombre, sans cesse croissant, des morts aux frontières sape les fondements de cette prétention à l’endiguement par la dissuasion » (p. 114). Les frontières deviennent porteuses d’une violence qui nie les existences individuelles de certaines personnes et défie l’entendement. Il faut pourtant s’efforcer d’analyser et de penser cette violence pour pouvoir dénoncer les responsables et obtenir reconnaissance. Si la route est longue avant l’égalité des membres de l’espèce humaine, nul doute que les auteurs et éditeurs de ce petit livre nous aident à y faire un pas.