Logo de Jonathan Louli

Alain Supiot, contre la fiction juridique du « travail-marchandise »

Économie Politique

26 Sep 2021

Imprimer

Partager

Alain Supiot sur le Travail Marchandise

Note de lecture : 

Alain SupiotLe travail n’est pas une marchandise. Contenu et sens du travail au XXIe siècle, Paris, Collège de France, coll. « Leçons de clôture », 2019, 72 p.

Note de lecture diffusée sur le site Lectures

La page de l’auteur du le site du Collège de France

Alain Supiot est un juriste reconnu, spécialiste notamment de droit social et de théorie du droit, sujets auxquels il consacre ses travaux depuis la fin des années 1970. Le présent ouvrage est la transcription de la leçon de clôture qu’il a prononcée le 22 mai 2019 au Collège de France, dont il a occupé de 2012 à 2019 la chaire État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités [1]. Dans ce texte très court (59 pages)[2], le chercheur pointe l’urgence de réviser différents aspects de notre mode de production – relatifs notamment au travail salarié – pour parer aux différentes crises qui menacent nos sociétés et notre environnement (principalement la crise écologique et la révolution numérique).

Supiot entame donc son propos en mettant en avant les deux « certitudes » qui se dégagent des travaux menés dans le cadre de sa chaire au Collège au France. Premièrement, la révolution numérique a un impact sur le monde du travail comparable à celui de la révolution industrielle du XIXème siècle, engendrant une « refonte des institutions » liées à la production. Deuxièmement, nous faisons face à une crise écologique inédite, enracinée dans notre modèle de développement (p. 11). À ces données s’ajoute une troisième crise, qui est celle du droit, mis en difficulté par « l’imaginaire de la « techno-science-économie » ». En tant que « tiers impartial », le droit serait remis en question par les normes techniques que génèrent les calculs d’utilité et la gouvernance par les nombres[3].

Cette mise en crise des normes juridiques a des conséquences néfastes sur la vie sociale : « le reflux des rapports de droit laisse le champ libre aux rapports de force » (p. 15), avertit l’auteur, pointant que le recul des instances de justice sociale fait gronder les divisions, les inégalités et les violences. Supiot estime donc qu’il faut prendre soin de la justice sociale, mais celle-ci est confrontée à différents défis. Tout d’abord, la révolution numérique et sa propension à développer une véritable « emprise cérébrale » sur les travailleurs « devenus des maillons de réseaux de communication appelés à traiter 24 heures sur 24 un nombre toujours plus grand d’informations, […] évalués à l’aune d’indicateurs de performance coupés de leur expérience concrète de la tâche à accomplir. D’où un essor spectaculaire des pathologies mentales au travail » (p. 17, souligné par l’auteur). Mais loin de simplement critiquer l’arrivée massive des nouvelles technologies, Supiot pointe également que la révolution numérique peut comporter de réelles opportunités de progrès, comme par exemple le fait de ne confier à l’humain que la part « incalculable » et « improgrammable » du travail, « c’est-à-dire la part proprement poïétique du travail, celle qui suppose une liberté, une créativité ou une attention à autrui » (p. 18, souligné par l’auteur).

Les évolutions en cours, et notamment l’impératif écologique, appellent donc à repenser l’État social et les rapports au travail dans le sens d’une « liberté dans le travail, et pas seulement du travail » (p. 20, souligné par l’auteur). Supiot tacle à différentes reprises les « prophéties millénaristes du néolibéralisme » que sont la fin du travail et la fin de l’histoire, et appelle à dépasser le débat entre destruction ou restauration de l’État social pour repenser une nouvelle « architecture » de ce dernier, dont la « clé de voûte […] sera le statut accordé au travail » (p. 22).

L’auteur cherche par la suite à préciser cette idée en revenant sur le fait que le capitalisme s’est appuyé sur différents montages juridiques pour développer une marchandisation de tout ce qui pouvait revêtir une valeur financière, y compris le travail : « la notion de marché du travail repose ainsi sur une fiction juridique » (p. 23), que l’on a de plus en plus tendance à prendre pour une réalité[4]. Cette fiction juridique s’appuie entre autres sur la notion de « capital humain », fustigée par Supiot, qui rappelle qu’elle a été pour ainsi dire inventée par Staline. L’auteur exhorte donc à résister à « cette hégémonie culturelle du Marché total » qui se fonde sur une instrumentalisation du travail et de « l’œuvre » accomplie, à des seules fins de profits financiers. Cette instrumentalisation génère une « éviction du sens et du contenu du travail », renforcée par la financiarisation de l’économie et la prise de pouvoir d’acteurs par ailleurs tenants des politiques néolibérales.

À l’encontre de cette instrumentalisation financière du travail, Supiot estime que les salariés et les cadres eux-mêmes sont intéressés à ce que leur travail ait un sens, une utilité concrète, car un « morne désespoir menace tous ceux dont le travail n’a d’autre raison que financière » (p. 30). L’auteur considère qu’il est fondamental de s’ouvrir à cette nouvelle dimension de la justice sociale qu’est la « juste division du travail », en vue de repenser nos solutions aux bouleversements engendrés par la révolution numérique et la crise écologique. Une telle division s’appuierait sur une « conception ergologique du travail, c’est-à-dire une conception qui, partant de l’expérience même du travail, restaure la hiérarchie des moyens et des fins en indexant le statut du travailleur sur l’œuvre à réaliser et non pas sur son produit financier » (p. 32). Pour Supiot, malgré différentes menaces pesant sur leurs statuts, les professions libérales et les fonctionnaires représentent en ce sens d’intéressants modèles alternatifs à la « fiction du travail-marchandise », car ils demeurent centrés sur « l’œuvre » ou le « service » à accomplir en direction du public, davantage que sur la rétribution financière escomptée. Postulant alors que « la convocation explicite de l’expérience personnelle ne devrait jamais être exclue du champ des sciences humaines » (p. 38), l’auteur propose de prendre pour illustration de son propos le statut d’universitaire.


Il commence par un rappel historique des polémiques qui, depuis l’Antiquité, divisent ceux qui veulent rétribuer les scientifiques pour leur travail et ceux qui s’y opposent au nom de l’indépendance du savoir. Supiot estime que le savoir ne peut en effet pas être traité comme n’importe quelle marchandise, ce que le droit et diverses institutions avaient bien saisi jusqu’à présent, établissant la recherche scientifique comme une fin en soi. Ainsi, l’un des fondements juridiques les plus fondamentaux de cette indépendance, et le plus solide rempart contre les pressions que pourraient subir les chercheurs, est justement leur statut juridique. Cependant, cette indépendance est depuis peu mise en danger par les attaques que subissent le statut et les institutions universitaires du fait des logiques marchandes et technocratiques (p. 50), qui engendrent « incitation au conformisme, enfermement de l’évaluation dans des boucles autoréférentielles, maquillage des résultats allant jusqu’à la fraude, etc. » (p. 53).


« Face à la faillite morale, sociale, écologique et financière du néolibéralisme » (p. 57), Supiot exhorte une nouvelle fois à sortir de « la fiction du travail-marchandise », et à garantir à chaque travailleur une « liberté dans le travail » ainsi que la responsabilisation qui lui est afférente, estimant par là que rendre à notre mode de production un fonctionnement véritablement démocratique pourrait lui redonner un sens autre que la simple accumulation de richesses matérielles.

En conclusion, cet ouvrage a pour principal intérêt sa concision et sa capacité à évoquer différents sujets en peu de mots. L’auteur y brosse d’une part le tableau d’une situation devenue critique par le développement, sans contrôle démocratique, de l’imaginaire cybernétique, de la gouvernance par les nombres et du Marché total. Pour lui, ces phénomènes sont les principaux responsables de la crise écologique, sociale et politique qui ravage nos sociétés et notre environnement. D’autre part, il appelle en retour à des solutions qui ne sont pas à proprement parler révolutionnaires, et qui pourraient être audibles par les groupes détenteurs des différents pouvoirs économiques et politiques[5] : restituer liberté et responsabilité aux travailleurs dans leur activité, en redonnant du sens et du contenu – une éthique ? – à la production.

Le propos n’aborde pas l’importance d’une séparation entre pouvoirs politiques et pouvoirs économiques à l’échelle de notre système pour mieux les maîtriser (leur concentration étant un fondement du capitalisme) ; néanmoins, la leçon de Supiot demeure inspirante et inspirée et, dès lors, prompte à ouvrir de nombreuses pistes théoriques – tout en parlant à une grande variété d’acteurs intéressés à ces questions.

Notes de bas de page :

[1] https://www.college-de-france.fr/site/alain-supiot/index.htm

[2] La version électronique de l’ouvrage est disponible à l’adresse suivante : https://books.openedition.org/cdf/7026.

[3] À propos de gouvernance par les nombres et de normes techniques court-circuitant les normes juridiques, se référer à Supiot Alain, La Gouvernance par les nombre, Paris, Fayard, 2015, ou encore Gori Roland, La Fabrique des imposteurs, Paris, Les liens qui libèrent, 2013.

[4] À propos de la construction de cette fiction juridique qu’est le marché du travail, voir également Didry Claude, L’Institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, Paris, La dispute, 2016, dont le compte-rendu peut être consulté à l’adresse suivante.

[5] Si ces derniers acceptaient de regarder plus loin que leur propre intérêt, serions-nous tentés de préciser…

Partager

Soutenir financièrement

Logo de Tipeee

Il n'y a pas encore de commentaires. Soyez le premier !

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *