Qu’est-ce que le « social » ?
Sociologie et Anthropologie Travail social
15 Sep 2023
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Note de lecture de :
Saül Karsz (dir.), 1992, Déconstruire le social. Séminaire I, Paris, L’Harmattan
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A partir de 1989, plusieurs chercheurs et chercheuses intéressée·s par le « social » ont débattu dans le cadre du séminaire Déconstruire le social, organisé à La Sorbonne par le philosophe Saül Karsz et le Réseau Pratiques Sociales. En 1992 ont été publiées les transcriptions de ces échanges, sous formes de chapitres, qui forment le livre Déconstruire le social. Séminaire 1. Il n’est pas aisé d’en rendre compte car il est constitué de nombreuses contributions très différentes, mais je proposerai néanmoins une note de lecture synthétique du livre ci-dessous. Pour celles et ceux qui en souhaiteraient une fiche de lecture plus détaillée, vous pouvez la télécharger en PDF en cliquant ici.
Dans une première partie, S. Karsz présente le cadre du séminaire ainsi que les enjeux de réflexion à propos de la « question sociale« , observant que nous ne savons pas ce que « social » veut dire :
La plus inquiétante des questions sociales contemporaines n’est-elle pas, précisément, celle de notre méconnaissance de ce que social veut dire, et donc de ce qui se joue effectivement dans chacune des questions sociales concrètes ?
S. Karsz, Déconstruire le social, ibid., p. 18
C’est pour éclairer cette méconnaissance que, à travers une « démarche dialectique » entre le « comment » et le « pourquoi » du « social », Karsz entend faire réfléchir les participant·es au Séminaire à « déconstruire » ce mot et les réalités auxquelles il renvoie.
Christian Bachmann entame la deuxième partie du livre en rebondissant sur le constat de départ :
le « social », ce n’est rien qu’un mot ; vide de tout sens précis, mais magique. Un mot qui se trouve générateur d’actions. Car un mot n’est jamais seulement un souffle de voix
Ch. Bachmann, ibid., p. 25
L’auteur diagnostique de nombreuses « tensions » et « pannes » dans le social de l’époque : économiques, politiques, techniques… Qu’il explique par l’évolution de la société et la nécessité de dépasser les anciens modèles et de chercher une nouvelle « téléologie » (p.30-34).
S. Karsz appuie les constats de l’auteur précédent : il est « impossible de comprendre le travail social si on reste enfermé dans la problématique interne à celui-ci, avec les risques de cécité corporatiste que cela implique. Après tout, c’est bien au sein d’une société donnée, elle-même située dans un système mondial, que le dit travail social intervient ». Celui-ci est donc inscrit dans « la dialectique complexe articulant, d’une part, sa ou ses problématiques internes et, de l’autre, les réseaux sociaux généraux (réseaux économiques, politiques et idéologiques) où il est de fait inséré » (p.41). Il ajoute que les sciences sociales ont du mal à saisir le but que semble s’attribuer le « social », à savoir, assurer le « bonheur-sur-terre« , pourtant, c’est bien ce « sens« , cette « définition » du social qui semble la « panne » principale, selon le philosophe (p. 43-47).
Marc Launay, dans sa contribution, aborde le « social d’entreprise », observant que le « social » dans le monde de l’entreprise se fait observer différemment du fait des évolutions économiques et sociales. Le « social » semble invisible, mais il consiste en ce qui nous relie, selon l’auteur : on en prend conscience lorsqu’il n’est pas là, un peu comme le langage (p.60-61).
S. Karsz rebondit à cette contribution en confirmant que le social d’entreprise, c’est la gestion de tout le côté humain, non « technico-productif ». Le social pacifie l’entreprise, de façon ambivalente, et mise sur les compromis entre tous. On pourrait étendre cette analyse au « social » dans l’ensemble du mode de production (pas seulement dans l’entreprise).
Selon S. Karsz, les professionnels adhèrent à « l’imaginaire de la neutralité économique et politique du travail social », cependant « plus les agents du travail social adhèrent (éventuellement à leur insu) à cette représentation imaginaire, et moins ils sont armés – pratiquement, concrètement – pour faire face à des transformations qui, quoi qu’il en soit, s’effectuent avec ou sans eux… »
S. Karsz, ibid., p.68-69
L’avant-dernière partie du livre explore les liens entre social et psychanalyse et démarre avec une contribution de Pascal Martin qui estime que le social tend à sur-protéger les individus et à aseptiser le monde, engendrant ainsi un refoulement du « désir de catastrophe » contenu dans notre civilisation (p.83-91).
Répondant à l’idée de P. Martin selon qui « le social est une supercherie nécessaire de l’homme par l’homme » (p.85), S. Karsz fait observer que le social serait certes un mythe découlant d’une conception religieuse de l’humain, et renvoyant à une société idyllique, et que, dans la période de profondes transformations sociales, c’est précisément ce mythe qui s’effondre :
Contrairement à ce que des évidences tenaces font croire, ce ne sont pas nos sociétés contemporaines qui vacillent, qui se trouent de tous les côtés : nous vivons, certes, dans des sociétés dures et difficiles, et dans une époque explicitement tragique, mais j’insiste, cela vaut pour toute société et pour toute époque, si l’on se trouve dedans, si l’on y vit… Ce qui s’étire et se délie, c’est la fiction agissante qu’est le social. Un de nos mythes les plus chers donne à lire, de plus en plus visiblement, sa nature : mythique. Que le social s’étire, s’effiloche, que sa performance explicative s’amoindrisse, c’est là le destin nécessaire de tout mythe. Nombre de civilisations en font et en feront encore la douloureuse expérience
S. Karsz, ibid., p. 118-119
Enfin, dans la dernière partie de l’ouvrage, Robert Castel propose une contribution qui fait fortement écho aux thèses développées dans Les métamorphoses de la question sociale (livre sur lequel il travaillait à l’époque). Le fameux sociologue développe en effet dans son chapitre une socio-histoire de la question sociale et des prises en charge de « l’indigence« , suivant à travers les siècles la « double problématique du travail et des secours« . Castel repère en effet que l’histoire jusqu’à actuellement est traversée par l’ancienne distinction entre, pour le dire vite, d’une part, assistance (charité) aux personnes « indigentes » incapables de gagner leur vie et, d’autre part, contrôle de ceux qui pourraient gagner leur vie eux-mêmes (vagabonds valides) (p.125-136).
S. Karsz estime que c’est le « social » qui contribue à construire, du moins, à rendre signifiant le problème de la pauvreté. Il conclue en estimant qu’il est urgent de travailler « sur » le social afin de comprendre ce que celui-ci dit de la société, et réciproquement.
En conclusion, un livre d’une certaine densité et d’une certaine richesse car il est constitué de nombreuses contributions qui ont des angles d’analyse différents du « social », et auxquelles S. Karsz répond systématiquement, ce qui crée un fil rouge. Pour ma part je retiens cette idée que le « social » peut nous apparaître comme une sorte d’imaginaire, nourri d’une généalogie mythique : les activités et dispositifs auxquels renvoie le mot « social » s’appuient sur l’idée que « nos existences individuelles et collectives se doivent de coïncider davantage avec ce qu’elles sont supposées être » (S. Karsz, ibid., p.108). Il y a donc une grande part d’idéalisme dans ce qui fonde les actions dans le « social »… Pour le meilleur et pour le pire… (Je renvoie sur ce dernier point à mon article sur la manière dont les « idéalismes » et « langues de bois » peuvent biaiser les manières de dire les engagements en travail social…)