Images de la banlieue depuis le travail social
Sociologie et Anthropologie Travail social
13 Oct 2015
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Jonathan Louli, 2015, « Images de la banlieue depuis le travail social », in Urbanités (en ligne).
Disponible à l’adresse suivante : Revue Urbanités
Avec les conséquences conjuguées de la crise économique actuelle et de la mutation de l’action publique dans une logique plus libérale, le travail social apparaît souvent comme le dernier rempart contre la dissolution d’un certain lien social courant entre les quartiers populaires urbains périphériques (que le sens commun et les discours médiatiques rassemblent souvent sous le terme de « banlieues »), et le reste de la totalité socioculturelle à laquelle ils appartiennent. Cette reconfiguration de la position des travailleurs sociaux tient, semble-t-il, aux mécanismes de « démission de l’État » (Bourdieu, 2007 : 337), qui laissent souvent ces intervenants sociaux et associatifs seuls dans les « banlieues » lorsque les services publics ont été réduits, que les classes moyennes et certains commerces s’en sont allés (Maurin, 2004).
Il peut donc être intéressant d’interroger le regard, le point de vue que développent les professionnels de l’action sociale sur leur fonction de tampon entre, d’une part, des territoires défavorisés et, d’autre part, une commande politique et sociale, pour mieux saisir les forces et faiblesses relatives à leurs positionnements. En somme, la présente contribution aimerait questionner les images des « banlieues » produites par divers intervenants sociaux, en vue de mettre en lumière quelques enjeux propres à la production de savoir relatif au travail social et aux « banlieues ».
Le propos développé s’appuiera principalement sur des recherches menées dans le cadre de ma formation universitaire, puis dans un cadre plus indépendant, sur le travail social urbain, l’insertion socioprofessionnelle et les éducateur·rices en prévention spécialisée. Dans la première partie, je chercherai à mettre en valeur le fait que les travailleurs sociaux développent ce que j’ai appelé ailleurs une « science des intuitions » (Louli, 2013). En postulant que l’intelligence professionnelle déployée par les travailleurs sociaux dans leur activité quotidienne au contact du public s’appuie majoritairement sur des savoirs intuitifs et/ou modelés par leur expérience personnelle et professionnelle, je veux dire que dans leur propre façon de penser leur pratique professionnelle, ils se réfèrent à des savoir-être et à des savoir-faire, soit des « savoirs de l’action », bien plus qu’à des « savoirs formalisés » ou à des « savoirs théoriques » (Le Boterf, 2006 : 134 – 135). Cependant, ces deux pôles – savoirs théoriques ou formels et savoirs pratiques ou expérientiels – ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, et la « science des intuitions » des travailleurs sociaux oscille de l’un à l’autre. La production des images des « banlieues » par les intervenants sociaux que j’ai rencontrés répond largement à cette dynamique, et se trouve très dépendante des parcours et des situations (personnels, professionnels, institutionnels, géographiques…) des intervenants. Dans la seconde partie de ma contribution, je présenterai donc de façon synthétique les deux principaux types d’images des « banlieues » que j’ai pu relever, et je tenterai de rapporter la logique de ces regards à quelques pistes d’analyse.
Un corps de savoirs intuitifs
La recherche sur le travail social est un champ très vivace depuis les années 1970, lorsque les courants bourdieusiens et foucaldiens s’en sont emparés dans une perspective critique (Sinigaglia-Amadio, 2005 : 2). Une sérieuse institutionnalisation de celui-ci s’est amorcée notamment dans les années 2000, avec la création d’une Chaire du travail social au CNAM, les organisations en réseaux de chercheurs et formateurs, le développement des activités du CEDIAS ou de certaines revues (Ion & Ravon, 2005 : 86). Force est de constater cependant que les professionnels de terrain demeurent encore largement à distance de la sophistication des analyses développées par les chercheurs. Il y aurait, dans le regard que les professionnels portent sur eux-mêmes, un décalage entre « la quotidienneté du travail social » et les formalisations, ou théorisations de celle-ci :
Le problème est majeur car il s’agit de publiciser des éléments qui relèvent précisément de l’intime et du familier, bref, qui résistent par nature à toute forme de généralisation. La réalité singulière de ces éléments risque bien d’être aplatie par la dimension générique des catégories aujourd’hui disponibles, tant au niveau du cadre conventionnel de qualification de la profession qu’au niveau des outils descriptifs classiques utilisés par la sociologie.
Breviglieri, 2005 : 230
Par conséquent, la production du sens du travail et la réflexion sur les méthodes à mettre en œuvre, du point de vue des professionnels de terrain, passent principalement par une « science des intuitions ». Cette expression désigne à mon sens le phénomène selon lequel la plupart des travailleurs sociaux connaissent et agissent dans le cadre professionnel, principalement en fonction de leur expérience – notamment personnelle, plutôt qu’à partir de savoirs procéduraux ou scientifiques. J’avais été amené à faire ce constat lors d’une recherche sur les modalités d’accompagnement mises en place par les travailleurs sociaux en direction de personnes qu’ils estimaient en « souffrance », sans que la problématique du trouble psychique ne constitue leur objet premier – les professionnels rencontrés alors intervenaient plutôt sur l’insertion sociale et professionnelle ainsi que sur le « lien social » et le « vivre-ensemble » (Louli, 2013). Ils m’expliquaient en entretien mobiliser du bon sens, des attitudes tenant de l’empathie, du « respect », de la sensibilité, plutôt que des techniques socioéducatives ou psychologiques. En outre, si plusieurs d’entre eux, dans le cadre des explications qu’ils me fournissaient, mobilisaient des concepts savants (« estime de soi », « confiance en soi », « souffrance psychique »…), ils reconnaissaient cependant ne pas mettre en usage ces concepts en tant que tels dans leur pratique quotidienne, et les définitions qu’ils m’en fournissaient étaient de toute façon très incertaines et variables d’un interlocuteur à l’autre. Je parle donc d’une « science des intuitions » pour caractériser à la fois la pratique mise en œuvre par les travailleurs sociaux à partir de leurs propres savoirs personnels, mais également l’aptitude qu’ils avaient à travailler avec la personnalité et la sensibilité des personnes accompagnées. On est renvoyé à une science des travailleurs sociaux à partir de leurs propres « intuitions », et à une science à propos des « intuitions » des autres.
Deux dimensions imbriquées doivent alors ici retenir notre attention. Tout d’abord, l’usage massif, par les travailleurs sociaux, de caractéristiques personnelles dans leur travail, de « dispositions non professionnelles », voire d’« éléments affectifs » (Ion & Ravon, 2005 : 83). Ensuite, le rapport, par conséquent souvent extérieur et distant, qu’ils entretiennent avec les savoirs théoriques formels dans l’analyse de leur travail, avec divers avantages et inconvénients.
Les travailleurs sociaux, étant dans « un rapport ambigu au savoir », ne mobilisant que des « fragments » des conceptualisations développées par les chercheurs (Ion & Ravon, 2005 : 84 – 85), peuvent émailler leurs autoanalyses de concepts plus ou moins scientifiques (« socialisation », « transfert », « lien social », « estime de soi »…), dont l’usage est assez hétérogène d’un professionnel à l’autre. Mais la réflexion sur leur propre pratique passe principalement par des grilles relevant de l’intuition, de l’expérience personnelle, de modalités variables d’appropriation du cadre professionnel. En somme, la plupart des travailleurs sociaux s’appuient sur ce qu’on pourrait appeler des « savoirs informels (l’expérience et le savoir-faire) » (Erbès-Seguin, 2010 : 70), par opposition à des savoirs théoriques ou procéduraux. D’un point de vue général, ce qui peut nous sembler être une absence de justification théorique dans la pratique quotidienne – sauf dans certains écrits ou certaines réunions d’analyse de la pratique professionnelle – concourt à l’adaptabilité des professionnels aux aléas du terrain et des demandes diverses. Mais dans certaines situations, la mise à l’écart d’une approche théorique au profit d’une réflexivité largement intuitive peut être révélatrice ou porteuse d’une « incertitude » dans la posture professionnelle (Ion, 2005 : 20 – 21). Cette incertitude se donne typiquement à voir lorsque le travailleur social est confronté, par sa relation avec le public, aux questions religieuses, souvent « taboues » et génératrices d’inconfort (Lazarova, 2011). Dans ce cas, lorsque n’ont pas été débattues et formalisées les positions de l’organisme employeur, tout en étant renvoyé à des principes philosophiques et moraux ayant trait à la complexité et aux « paradoxes » du travail social (Autès, 1999) et de la posture professionnelle, chacun doit alors bricoler selon son expérience et ses convictions.
En ce qui concerne la « banlieue », surtout, qui est un objet social dont l’image est saturée par un « complexe de représentations » diverses (Lochard, 2002 : 31 – 32), souvent émotionnellement et normativement chargées, une lacune d’objectivation et d’analyse théorique pourrait clairement mettre à mal la production d’une posture socioéducative constructive et cohérente. En outre, si l’on considère ici la « banlieue » comme un des principaux objets de l’intervention de certains professionnels – issus, pour ceux que j’ai rencontrés, des mondes de l’insertion, de l’action sociale, de l’éducation spécialisée, de la politique de la ville – le positionnement personnel et professionnel relatif à cet objet peut devenir une donnée véritablement fondamentale pour saisir le sens attribué à leur activité par ces intervenants. Cette donnée peut également constituer une porte ouverte sur la question de la production d’un certain nombre de savoirs qui sont parfois les fondements ou justifications de l’action publique. L’hypothèse que je voudrais maintenant étudier est simple : le regard porté sur les « banlieues », tels que les travailleurs sociaux le présentent à un profane (dans ma position de chercheur, j’ai été présumé ne pas connaître le territoire d’intervention de mes interlocuteurs) varie profondément en fonction du degré d’altérité qui est entretenu avec elles par les intervenants. Quand ces quartiers populaires sont le principal objet d’intervention du travail social, l’étude de ces représentations comporte certainement un enjeu particulier.
Sur deux types de regards
Les résultats qui sont présentés dans cette partie portent principalement sur un ensemble urbain, que nous appellerons Sababurg[1]. Il s’agit du cœur fortement urbanisé d’une importante communauté urbaine, située dans un département qui, d’après plusieurs indicateurs, se classe parmi les plus défavorisés de France (Le Bras, 2014). Cet ensemble urbain est caractérisé par de meilleurs indicateurs socioéconomiques que le reste du département (que ce soit au niveau du taux de chômage, des revenus, des niveaux de formation moyens, etc.). Plusieurs quartiers de Sababurg présentent cependant certaines difficultés sociales. Ces quartiers sont principalement les quartiers d’habitat social excentrés et visés par la politique de la ville, où les niveaux de vie et de formation sont sensiblement plus bas que les moyennes départementales. Pendant plusieurs années, j’ai mené des recherches dans un cadre universitaire sur les services sociaux intervenant auprès des habitants de ces quartiers : tout d’abord, sur le registre de l’ethnographie et de l’« observation flottante » (Pétonnet, 1982 : 39) de plusieurs établissements d’action sociale – en procédant donc de façon inductive, par des entretiens souvent informels avec des acteurs rencontrés dans la ville. J’ai ensuite enquêté, dans un format plus classique (entretiens semi-directifs, observations participantes…), sur le club de prévention spécialisée local. Certains services, tels que la Maison de l’Emploi, le Centre Communal d’Action Sociale (C.C.A.S) ou le Service de promotion de la santé de Sababurg, étaient situés dans le centre-ville. D’autres services, comme les centres sociaux ou le club de prévention, étaient situés dans ces quartiers populaires périphériques, à Sababurg-ouest et Sababurg-sud.
Deux types de regards portés sur les « banlieues » par les intervenants sociaux se dégagent de mes matériaux : une image de la « banlieue » marquée par une altérité prégnante, propre à certaines institutions, et une image constituée par la « proximité familière » (Breviglieri, 2005 : 224 – 228), qui est celle des intervenants immergés dans le quartier. Ces types de regards sont rattachés à ces types d’intervenants ; je présente des tendances fortes qui structurent le regard que portent les travailleurs sociaux sur les quartiers populaires, je ne prétends pas établir des barrières fixes. D’un côté, on peut donc voir un regard du type « institutions publiques » (Laforgue, 2009), de l’autre, un regard du type « secteur associatif » local (Sinigaglia-Amadio, 2005), qui sont eux aussi subdivisés en différents sous-types, certains étant assez proches, les échanges entre regard institutionnel et regard associatif local n’étant donc pas interdits. Les types de regards dépendent notamment du parcours personnel et de la situation professionnelle de l’interlocuteur, et de la façon dont, à travers le cadre posé par son employeur (telle ou telle institution publique, telle ou telle structure associative), il déploie sa « science des intuitions ».
L’altérité institutionnelle
On peut clairement faire ici l’hypothèse que, sous le coup de l’éloignement de leur lieu de travail d’avec les « banlieues », certains professionnels produisent des images assez contradictoires de ces « banlieues » ; images partagées entre, d’une part, une fantasmagorie alimentée par des rumeurs et des représentations médiatiques, et, d’autre part, un discours parallèle à celui des terminologies techniques propres aux politiques publiques.
Les toutes premières personnes que j’ai interrogées étaient des chargées de mission en Maison de l’Emploi dans le centre-ville de Sababurg. À peine avais-je terminé de leur expliquer que je souhaitais enquêter sur les « quartiers populaires », que celles-ci ont commencé par me reprendre : « on ne dit pas quartiers populaires, on dit quartier « politique de la ville » ». Elles m’avaient précisément désigné deux quartiers de Sababurg qui entraient dans cette catégorie : Sababurg-ouest et Sababurg-sud. Avant de s’empresser de préciser que Sababurg-sud était principalement peuplé de « gens du voyage sédentarisés » qui, par conséquent, avaient quelque chose comme un sens aigu de la solidarité familiale, et faisaient peu appel aux dispositifs de l’action publique. L’appartenance de ce quartier à la catégorie « quartier « politique de la ville » » était donc plutôt discutable, d’après les interlocutrices.
Même sorte d’euphémisation, d’ailleurs, au sujet de Sababurg-ouest : on doit se réjouir que ce quartier soit dorénavant « super bien servi », au niveau des transports en commun, services et infrastructures culturels, sportifs ou commerciaux, et qu’il possède même un magnifique marché : « quand j’y vais, je me crois en vacances là-bas », songe une des chargées de mission. Elle précise : si ces quartiers ont pu être dit populaires, c’est surtout à cause de « leur passé », de « la concentration » qui les caractérise, et de certaines « problématiques », notamment le chômage. Sans que j’aie le temps de questionner le terme mystérieux de « concentration », qui n’était jamais suivi par un complément d’objet dans le discours des chargées de mission, celles-ci ont poursuivi en me signalant qu’une question d’actualité à Sababurg, plutôt que ses « quartiers « politique de la ville » », pourrait être la difficulté à « être jeune en milieu rural » (la Maison de l’Emploi ayant vocation à recevoir un public provenant de toute la Communauté urbaine, en partie étendue sur des zones rurales).
Un peu déçu et dubitatif d’apprendre qu’aux dires de ces premières interlocutrices, les « quartiers populaires » n’existaient plus (Bacqué et Sintomer, 2002), pour ainsi dire, à Sababurg, je suis parti questionner les salariés du Centre Communal d’Action Sociale (CCAS), qui est implanté dans la mairie, là encore au centre de Sababurg. Les CCAS mettent principalement en œuvre des mesures de politique sociale locale, mènent des actions partenariales et reçoivent du public provenant de toute la commune. Tirant les leçons de ma première entrevue à la Maison de l’Emploi, j’ai précisé que j’enquêtais bien sur les « quartiers « politique de la ville » », et souhaitais savoir l’action que le CCAS pouvait y mener. J’ai rencontré une responsable du Pôle Insertion, qui m’a expliqué que c’était principalement Sababurg-ouest qui constituait cette catégorie : les gens qui y vivent, lorsqu’ils viennent en centre-ville, disent « on va à la ville », et n’ont pas le sentiment d’appartenir à la même commune. Cependant, mon interlocutrice a précisé qu’un autre quartier, situé « derrière la gare », c’est-à-dire légèrement excentré, présentait certaines difficultés, sans pour autant entrer pleinement dans la catégorie « politique de la ville ». Elle m’a expliqué que la population y était principalement composée de « gens du voyage » qui posaient des problématiques singulières, notamment autour de certaines rues, dont une, principalement, qu’on appellera Jean Allemane : « Quand on dit Jean Allemane on a tout dit », considérait mon interlocutrice. Elle a précisé en disant que ces habitants ne s’adressaient pas aux dispositifs de l’action publique car ils avaient une « culture de l’aide familiale », vivaient dans une certaine autarcie, voire faisaient « pression contre les nouveaux arrivants ». Elle a ajouté que « dans ces quartiers, à 16 ans les filles arrêtent l’école et font un enfant ». Heureusement, pour l’ensemble des « quartiers « politique de la ville » », la situation s’est améliorée depuis environ deux décennies, et des « soucis » ont été réglés, des « tours » et des « choses hideuses » ont été abattues, et il ne reste plus qu’une « tour affreuse » dans Sababurg-ouest.
Ces interlocuteurs appartenant à deux institutions importantes ont en commun un discours tenant, soit, de l’euphémisation générale, soit de la stigmatisation : euphémisation de la situation des « quartiers « politique de la ville » », qui ont surmonté leurs difficultés, justement, grâce à l’action publique ; stigmatisation du quartier de Sababurg-sud approprié par les « gens du voyage », qui sont sauvages et hermétiques à cette action publique. Ces interlocuteurs entretiennent des relations avec le public, montent des actions pour répondre à diverses demandes, et pourtant, ont une vision assez ambivalente des « banlieues », qui place celles-ci dans une forte altérité. Soit ces quartiers sont réfractaires aux interventions, et sont alors assimilés à d’inquiétantes tribus de « gens du voyage » à la limite de la civilisation ; soit ils sont parvenus à régler leurs principaux « soucis » grâce aux politiques publiques notamment, mais demeurent dans une altérité culturelle amusante, avec leurs marchés exotiques et leurs visions archaïques de « la ville ». On retrouve ici des formes du regard de type institutionnel qui présentent une « hybridation » intéressante d’au moins deux « idéaux-types » du travail institutionnel (Laforgue, 2009 : 10) entre le traditionnel « travail sur autrui », reposant sur une relation « asymétrique » entre public et agents institutionnels, où les premiers réalisent un travail de « normalisation » des seconds, et le « travail sans autrui », plus minoritaire, qui se développe lorsque les agents institutionnels sont envahis par un sentiment d’« impuissance » à l’égard des problématiques de certaines populations (Laforgue, 2009).
Qu’il soit inquiet ou condescendant, le regard porté sur Sababurg-ouest et l’ensemble qui va de la gare à Sababurg-sud se cale ici sur une grille institutionnelle qui a du mal à parler de quartiers populaires. La distance géographique semble se combiner avec la distance politique et socioculturelle entre institutions du centre-ville et quartiers périphériques de Sababurg, et on voit que les images produites ici sont assez clivées entre bons et mauvais quartiers populaires. Par ailleurs, certains flous demeurent : du point de vue de la délimitation géographique, il y a en réalité une grande distance entre la gare et l’ensemble de Sababurg-sud, que l’intervenant du CCAS a associés, et il semble que ces quartiers soient parfois abusivement amalgamés dans certaines représentations institutionnelles. Il y a également un flou concernant la présence, ou pas, de la politique de la ville : qu’est-ce à dire que les « gens du voyage » ne font pas appel aux dispositifs ? Y-a-t-il, ou non, une action publique qui tente de se déployer dans Sababurg-sud ? J’ai pu entrevoir quelques éléments de réponses en rencontrant d’autres interlocuteurs, géographiquement plus proches de ces quartiers, ne serait-ce qu’à travers leurs missions et lieux de travail.
Le travail de proximité
Il semble qu’au processus de « concentration des résidents à faibles ressources dans les banlieues défavorisées » (Sassen, 1994 : 148), à laquelle faisait peut-être allusion la chargée de mission de la Maison de l’Emploi, réponde une autre concentration tendancielle, celle des « fonctions centrales » dans la prise de décision politique et économique, dans des centres et quartiers d’affaires (Sassen, 1994). Cet éloignement géographique, social et politique, on l’a vu, peut poser question quant au type d’images des « banlieues » produites par les agents de ces institutions. Pour pallier ces éloignements, le crédo de la « proximité » s’est largement développé dans l’action publique depuis les années 1990 (Autès, 2005). Le cadre professionnel des interlocuteurs que j’ai rencontrés, en investiguant directement au sein de Sababurg-ouest et Sababurg-sud, tient largement de ce paradigme de la « proximité ».
Intrigué par ce fameux Sababurg-sud tombé aux mains des « gens du voyage », je me suis rendu sur place et ai rencontré une éducatrice du club de prévention. Cette structure associative est financée par le Conseil départemental, et se trouve donc assez indépendante de la communauté urbaine. Le club de prévention rassemble des éducateur·rices de rue qui sont mandatés pour sillonner un quartier et entrer en contact avec les adolescents et les jeunes adultes, en vue de leur proposer des accompagnements socioéducatifs pour favoriser leur insertion socioprofessionnelle (Louli, 2014). L’éducatrice a commencé à fulminer lorsque je lui ai dit, lors de notre entretien, que Sababurg-sud m’avait été décrit comme un espace autarcique approprié par les « gens du voyage ». Elle m’a resitué le territoire dont nous parlions, c’est-à-dire son territoire d’intervention, qui est non seulement très éloigné de la gare, mais déborde également sur une autre petite commune limitrophe. Elle m’a expliqué que l’ensemble de ce territoire, qu’on appelle ici Sababurg-sud, est constitué de plusieurs « cités », dont une, effectivement, Jean Allemane, est peuplé à « environ 99 % » de « gens du voyage » sédentarisés. Les autres « cités » du quartier, avec lesquelles Jean Allemane est par ailleurs souvent en conflit, ne connaissent pas ce type de peuplement. Elle a continué à exprimer une certaine exaspération lorsque nous nous sommes mis à parler de la politique de la ville, qui n’intervient plus dans Sababurg-sud : « on est les oubliés », notamment par rapport à l’abondance de structures et de moyens consacrés à Sababurg-ouest. Le retrait de la politique de la ville est en corrélation avec le fait que les problèmes locaux sont « réglés en interne », mais, justement, « c’est le serpent qui se mord la queue », s’est-elle exclamée, en me suggérant que les gens doivent se débrouiller seuls précisément parce qu’il leur semble que les autorités consacrent moins de moyens à Sababurg-sud. Elle m’a également suggéré qu’à l’autre bout de la ville, Sababurg-ouest a de longue date fait parler de lui à cause d’un ensemble de problématiques sociales propres aux anciens quartiers d’habitat social collectif qui ont émergé dans les années 1960. Il était probablement plus rentable médiatiquement et politiquement d’intervenir en priorité là-bas. On voit clairement ici qu’en tant qu’« expert territorial », l’éducatrice de rue s’inscrit dans « l’espace de la critique » des institutions, voire « la rhétorique de la dénonciation » des politiques locales (Sinigaglia-Amadio, 2005 : 7 – 8).
Ayant engagé la discussion avec des chargées d’accueil et une habitante dans un centre social de Sababurg-sud, je me suis aperçu en effet que Sababurg-ouest souffrait de représentations plutôt négatives auprès des habitants et acteurs locaux que je rencontrais : l’habitante me faisait observer qu’il y a encore quelques années, des gens « peu civilisés » s’amusaient à « égorger des moutons dans leur baignoire », certaines rues étaient « fermées à la police », les frasques de la délinquance juvénile, incendies de poubelles ou de voitures, défrayaient la chronique, au moins jusqu’en novembre 2005, où l’incendie de deux grands magasins avait marqué les esprits.
Je suis donc allé visiter Sababurg-ouest, et y ai rencontré notamment un animateur du centre social. Celui-ci m’a expliqué que ce quartier représentait un tiers de la population et 75 % de ce qu’il appelait les « RMIstes » de la commune. Il a cependant insisté sur le fait que Sababurg-ouest était subdivisé, tout comme Sababurg-sud, en plusieurs quartiers, dont deux principalement qui attiraient l’attention en raison de leurs problématiques sociales, et des tensions entre eux, en raison notamment d’un fort « sentiment d’appartenance » : Sababurg-ouest non plus ne semble pas former un bloc homogène dans l’image que s’en fait le « secteur associatif » local. Mais l’animateur m’a également précisé que depuis quelques années avaient également émergé à Sababurg-ouest des quartiers de « propriétaires », de « gens qui travaillent », vivant dans des pavillons individuels, et « vus comme les riches » de cette partie de la ville. Leurs « sentiments d’appartenance » étaient d’ailleurs dirigés vers la commune limitrophe, perçue comme plus calme et moins stigmatisée que Sababurg-ouest. Le quartier évolue, et il arrive qu’habitants et acteurs locaux « subissent » une politique de la ville en « décalage avec la réalité ».
Au fil du temps, notamment en approfondissant mes recherches sur le club de prévention spécialisée de Sababurg, je me suis aperçu que le regard de type « secteur associatif » était, du fait de son expertise locale, caractérisé par une plus grande nuance par rapport au regard de type « institutionnel ». J’ai même découvert un autre quartier populaire dont personne ne m’avait parlé dans la première phase de l’enquête, à Sababurg-nord, où une équipe du club de prévention intervient. L’espace manquerait ici pour restituer toute la richesse et la finesse de l’image des « banlieues » de Sababurg qui caractérise le regard de type « secteur associatif » local, par contraste avec les visions clivées et homogénéisantes, ou incertaines, portées par le regard de type « institutionnel ». Dans les quartiers de Sababurg où interviennent des associations locales, des différences, des distinctions, voire des tensions se font sentir entre certaines parties de ces quartiers et de leurs habitants.
Le savoir expérientiel dégagé ici par les travailleurs sociaux de proximité s’appuie sur un contact quotidien et sur place avec les habitants, un « travail de rapprochement » et une « démarche compréhensive » (Breviglieri, 2005 : 226) qui permettent de produire une connaissance et une certaine « expertise » (Sinigaglia-Amadio, 2005) de ces quartiers populaires attentives aux particularismes locaux et aux demandes réelles. On retrouve une opposition de l’ordre de celle qui distingue les organisations de type « institutions » et celles de type « dispositifs » dans le travail social, les premières étant caractérisées par une moindre souplesse, une moindre adaptabilité que les secondes, un mode de fonctionnement davantage axé sur la « verticalité » et le « temps long » des programmes (Ion, Ravon, 2005b). L’expertise du regard de type « secteur associatif » local permet de dépasser les jeux institutionnels de mots et de représentations, qui restent largement connectés aux idéologies des politiques (publiques) qui les portent. Le pouvoir de décision et de financement est pourtant entre les mains de ces niveaux institutionnels : il est alors intéressant d’étudier comment ceux-ci s’informent des besoins du terrain, pour produire une action publique efficiente. Par conséquent, plutôt qu’une opposition entre les deux types d’organisation, il peut être intéressant de penser à des moyens de renforcer le travail d’« adaptation » des institutions aux réalités de terrain que mènent les dispositifs plus souples (Ion, Ravon, 2005b : 76 – 77), ainsi que le « travail réticulaire » et « partenarial », que cherchent à mener les structures associatives locales, en produisant une « rhétorique de la complémentarité » (Sinigaglia-Amadio, 2005 : 7 – 8).
Comme on a pu le voir, les distances et les proximités se combinent largement, aux niveaux géographique, politique, socioculturel. Le regard lointain de type « institutionnel » semble rejeter les « banlieues » dans une altérité appuyée, et les envisage à travers les grilles de lectures institutionnelles standardisées (« politique de la ville » ou pas) ou à travers des représentations personnelles partiellement fantasmées. Le regard de type « secteur associatif » local, lui, semble avoir une lecture plus dialectique, plus sensible à ce qui divise ces « banlieues » à l’intérieur, et ce qui en rapproche certains éléments du reste de la ville.
Cependant, la proximité n’est pas exempte de certains travers, et contient également des risques pour les professionnels et les habitants : elle est porteuse de réelles « ambiguïtés » (Autès, 2005). Qu’on songe à certaines formes accentuées de proximité culturelle, religieuse, morale, ou autre, entre professionnels et personnes accompagnées, qui peuvent tourner à la complaisance, semer une véritable confusion, ou virer à la « tyrannie » (Breviglieri, 2005 : 231) à travers l’omniprésence de professionnels omnipotents dans la vie privée des personnes accompagnées.
Le risque mis en valeur par ces représentations incertaines et contradictoires des « banlieues », c’est que des programmes ou des dispositifs soient plaqués par l’action publique, sans prise possible, ou sans incidence, sur les contextes locaux. La production des savoirs et des diagnostics qui doivent guider l’action publique et lutter contre la constitution d’un « apartheid territorial, social, ethnique », comme dit le Premier Ministre français Manuel Valls, doit ici être remise en question. Les capacités de mobilisation et d’expression des habitants eux-mêmes, par eux-mêmes et pour eux-mêmes, peuvent constituer des leviers fondamentaux ; encore faut-il, pour revendiquer des possibles, que les gens se sentent autorisés, capables et reconnus par les professionnels et les autorités. La route est encore longue.
Notes
[1] Durant les nombreuses entrevues, informelles ou pas, que j’ai eues avec les interlocuteurs, le premier engagement que je prenais était que l’anonymat des personnes interviewées serait préservé. Partant, le nom de la ville doit être rendu anonyme par respect pour ces interlocuteurs, dont plusieurs pourraient être facilement identifiés si je donnais le nom de la ville. Cette dernière étant l’une des rares du département où s’observe une telle configuration (multiples quartiers d’habitat social, présence d’un club de prévention spécialisée, etc.), il fallait également éviter de divulguer le nom du département.
Bibliographie
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