Howard Zinn, historien « populaire » des Etats-Unis
23 Avr 2015
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Critique du film :
Olivier Azam, Daniel Mermet, Howard Zinn, une histoire populaire américaine. Du pain et des roses, Paris, Les Mutins de Pangée, 2015.
Disponible sur le site Lectures
Le site des producteurs Les Mutins de Pangée
Critique du film :
Fils d’immigrés d’Europe de l’Est, Howard Zinn est une figure singulière parmi les historiens américains. Son plus célèbre ouvrage, A People’s History of the United States. 1492-present [1], a su toucher un très large public, bien au-delà des milieux académiques, en racontant au peuple américain sa propre histoire. Non pas celle, officielle, des politiques et des puissants, mais bien l’histoire oubliée des populations qui se sont battues pour leurs droits. Le livre se concentre donc sur ces Amérindiens, ces esclaves, ces Noirs, ces syndicalistes, ces ouvriers qui ont résisté aux colons, à l’armée, au gouvernement, aux patrons de l’industrie, et dont l’histoire prend à rebours des grands mythes fondateurs de la nation américaine. Après la première parution de l’ouvrage aux États-Unis, en 1980, une véritable « croisade » contre l’auteur et sa vision iconoclaste a été engagée par divers tenants de la pensée dominante, allant jusqu’à faire interdire le livre dans certains établissements scolaires.
De cet ouvrage majeur d’Howard Zinn, le documentariste Olivier Azam et le journaliste Daniel Mermet – producteur de l’émission « Là-bas si j’y suis » sur France Inter [2] – ont souhaité faire un film, ou plutôt une trilogie documentaire, dont la première partie intitulée Du pain et des roses sort en salle fin avril 2015. Après deux films consacrés à Noam Chomsky [3], autre figure puissante et engagée parmi les intellectuels américains, les deux réalisateurs ont pu rencontrer Howard Zinn peu avant son décès en 2010. Produit par la coopérative Les Mutins de Pangée, le projet a été financé grâce aux contributions de « Souscripteurs Modestes et Généreux » [4], que ce film de qualité vient récompenser.
Le documentaire adopte une démarche stimulante, mêlant « petite histoire » et « grande histoire » [5]. Il permet ainsi de faire connaissance avec Howard Zinn, dont on découvre le parcours personnel et intellectuel, resitué dans le contexte social et politique de son enfance puis de sa jeunesse, contexte sur lequel il effectuera plus tard une partie de ses recherches. « Tant que les lapins n’auront pas d’historiens, l’histoire sera racontée par les chasseurs », lance Daniel Mermet en guise d’ouverture. Aussi le film montre-il comment Howard Zinn, ce « fils de prolos juifs », va devenir « historien des lapins » et comment, « à partir de sa propre histoire, il va raconter l’histoire de son pays ». Les documentaristes alternent des séquences d’interviews, notamment de Zinn, de Chomsky et du journaliste Chris Hedges, avec des images d’archives qui donnent à voir certains épisodes plus ou moins oubliés de l’histoire américaine entre le dernier quart du XIXe siècle et la fin de la Première guerre mondiale, en écho aux thématiques sociales travaillées par l’illustre historien. Des photos d’époque, documents graphiques, tracts, de même que des extraits audio ou vidéo témoignent de la richesse des sources documentaires mobilisées pour réaliser le film. La voix familière de Daniel Mermet assume le récit et le commentaire.
Howard Zinn, né en 1922, raconte comment sa condition de fils d’ouvriers immigrés l’a amené à développer ce qu’il appelle une « conscience de classe ». Entre la fin du XIXe siècle et les années 1920, les États-Unis accueillent à bras ouverts une importante vague d’immigration européenne apte à répondre aux considérables besoins en main d’œuvre (bon marché) du secteur industriel américain. Le film illustre bien la gloutonnerie des usines qui font travailler de jeunes enfants dans des conditions particulièrement difficiles – au point que certains d’entre eux seront parties intégrantes des mouvements sociaux et contestations ouvrières. Enfant, Howard Zinn lui-même expérimente la crise économique des années 1930 et observe les ravages qu’elle engendre dans le quartier populaire de Brooklyn où vit sa famille. La ville a été un « laboratoire social » pour l’historien, comme elle a pu l’être pour la toute jeune École sociologique de Chicago [6] ; les documentaristes remarquent cependant que « l’avantage des pauvres sur les sociologues, c’est qu’ils savent de quoi ils parlent ».
À l’âge de 17 ans, le premier contact d’Howard Zinn avec la politique est plutôt musclé : le jeune homme est embarqué par des « jeunes communistes » à une manifestation où il est assommé par la police. Il prend brusquement conscience de « la violence des luttes sociales soigneusement dissimulées sous les paillettes enchantées du rêve américain ». L’histoire américaine est en effet largement basée sur « l’idéologie » de l’union nationale depuis la guerre d’indépendance, à la fin du XVIIIe siècle. Cette image d’une nation unie, qui a occulté la « lutte des classes entre colons » américains, s’est enrichie de l’idée que le pays garantissait à chacun une chance de connaître le succès et de devenir un self-made-man.
En réalité, de nombreux succès entrepreneuriaux des XIXe et XXe siècles se sont bâtis sur les aides publiques généreuses. Les 1 % d’Américains qui détiennent 45 % de la richesse nationale en 1900 justifient cette situation en s’inspirant du libéralisme de l’époque, qui prône un « darwinisme social ante litteram » [7] : ils n’hésitent pas à engager des milices et des agences de détectives privés pour réprimer les mouvements ouvriers, quitte à tirer sur leurs salariés « à la mitraillette ». Parallèlement, à travers le mécénat et les fondations privées, ces mêmes hommes d’affaires tentent de s’imposer dans la mémoire collective comme des « bienfaiteurs ».
De cette période d’agitation ouvrière, la date du 1er mai 1886 est restée célèbre : à Chicago, quatre ouvriers sont tués et des dizaines blessés au cours d’affrontements avec les forces de l’ordre. En réponse, les anarcho-syndicalistes organisent un meeting pacifique qui dégénère après qu’une bombe ait été lancée sur les policiers, tuant l’un d’entre eux. Au cours des affrontements qui suivent, sept policiers sont encore tués tandis que deux cents ouvriers sont blessés et d’autres tués – leur nombre reste inconnu. On soupçonne la milice patronale infiltrée parmi les ouvriers d’être à l’origine de l’incident. Quoi qu’il en soit, le mouvement ouvrier est violemment réprimé dans tout le pays, les organisateurs de la manifestation sont arrêtés et plusieurs sont exécutés. En 1889, le 1er mai est adopté comme date emblème de la lutte pour la journée de travail de huit heures. Zinn fait observer, à travers la figure d’Emma Goldman, témoin de ces événements, que même les combats les plus dramatiques peuvent favoriser la prise de conscience et l’avancée « de la lutte des classes et du progrès social ».
Les documentaristes restituent également l’analyse faite par Zinn de la grève des ouvriers du textile de Lawrence, en 1912, dans ce qui est à l’époque une des plus grandes usines du monde. Suite à des désaccords au sujet du salaire hebdomadaire, des dizaines de milliers d’ouvriers, parmi lesquels une majorité de femmes et de migrants, se mettent en grève. Une commission parlementaire est nommée ; la grève devient une cause nationale : ouvriers et syndicalistes se mobilisent pour héberger les enfants de grévistes qui souffrent de la faim et de l’hiver. Cette lutte est importante pour l’histoire du mouvement social car c’est une des premières grandes victoires des ouvriers, soutenus par le jeune syndicat Industrial Workers of the Word (IWW). L’IWW a été fondé en 1905 par des socialistes et des anarchistes, parmi lesquels Mother Jones, militante hors normes qui, à cette époque, était « de toutes les luttes », au point d’être encore « recherchée par toutes les polices » à l’âge de 80 ans. C’est dans le contexte de ces luttes qu’est composée et diffusée la chanson « Bread and Roses » [8] (« Du pain et des roses »), qui a donné son nom au présent film et constitue le motif musical récurrent de la bande son. Zinn déplore que de tels épisodes majeurs de la mémoire collective ouvrière soient occultés dans les formes dominantes de présentation de l’histoire étatsunienne.
Les réalisateurs relatent rapidement une lutte similaire qui a eu lieu à la même époque en France, dans le Tarn ; observant que « les mêmes causes » (la révolution industrielle et l’essor du capitalisme) produisent « les mêmes effets » (les résistances populaires), ils donnent la parole à Noam Chomsky. Celui-ci évoque le fait que toute une tradition de luttes ouvrières et populaires, ainsi que leurs répressions violentes, sont absentes de l’histoire nationale officielle [9], et le philosophe de donner l’exemple de la grève des mines de Ludlow en 1914. Propriétés du fils Rockfeller, ces mines ont été le lieu d’une répression particulièrement atroce puisque la milice patronale et la Garde nationale, appelée en renfort, ont fait feu sur les ouvriers grévistes, leurs femmes et leurs enfants, tuant des dizaines d’entre eux. Des centaines de mineurs venus de tous les États-Unis prennent alors les armes.
Ce triste événement n’est qu’un exemple parmi d’autres de la répression subie par le mouvement ouvrier au début du XXe siècle. De nombreux syndicalistes sont exécutés, comme l’ouvrier et musicien Joe Hill, dont la chanson « Joe Hill’s last will » est reprise dans la bande son du film [10]. Cette répression acharnée, ainsi que le début de la Première guerre mondiale, brisent finalement l’élan du mouvement progressiste. Zinn fait alors observer qu’il est courant aux États-Unis de résoudre une « crise domestique » par une intervention militaire à l’étranger.
Avant même qu’elle ne débute, la Première guerre mondiale est en effet d’abord une « incroyable aubaine » pour les milieux d’affaire : à partir de 1908, les dépenses militaires doublent. Peu osent s’opposer à l’entrée en guerre [11]. La guerre va renforcer l’économie américaine qui va bientôt « écraser la concurrence ». Les milieux américains des affaires comptent cependant sur une victoire des Alliés, à qui ils ont prêté d’importants capitaux et vendus « tout ce [qu’ils] pouvaient vendre ». Aux yeux de Zinn, cet enjeu économique est une des raisons inavouées pour lesquelles les États-Unis entrent en guerre en 1917, en revendiquant la « défense de la démocratie ». Les opposants à la guerre sont durement sanctionnés : Emma Goldman est arrêtée et expulsée tandis que le leader socialiste et candidat à la présidentielle Ed Debs est emprisonné pour dix ans.
Le Committee on Public Information, formé par le gouvernement américain, organise à partir de ce moment une propagande novatrice basée sur les idées d’Edward Bernays, le fameux neveu de Sigmund Freud, pour inciter les Américains à partir au front[12]. Certains datent de cette époque les débuts de la publicité[13]. Après la Première guerre mondiale, ces procédés de publicité et de propagande prennent une fonction stratégique dans le déploiement de la société de consommation américaine et de son idéologie, moyennant un simple changement d’adversaire : « du boche au bolchevik ». « Ils ont compris qu’à travers la propagande de la peur et la guerre permanente, le peuple finirait par réclamer son propre asservissement », résume le commentateur. Au final, si Howard Zinn a pu devenir un « historien des lapins », ces pans d’histoire du peuple qu’il a exhumés de l’ombre démontrent eux aussi que « le pouvoir des chasseurs dépend de l’obéissance des lapins ».
En complément au film, l’édition réservée aux contributeurs propose un entretien filmé avec l’historien Jacques Pauwels, qui développe le passage concernant la « guerre des classes » au moment de la Première guerre mondiale. L’historien reprend l’analyse qu’il a proposée dans un ouvrage fameux [14], postulant en substance que « noblesse » et « bourgeoisie » avaient besoin de développer leurs marchés et de stopper les mouvements sociaux contestataires, et ont pour cela favorisé l’escalade guerrière : « la guerre, c’est l’antidote à la Révolution », résume-t-il. La vidéo insiste sur le fait que les colonies des puissances occidentales ont fourni beaucoup de soldats qui faisaient office de chair à canon, car, du point de vue des officiers, ils y étaient plus aptes que les Blancs[15]. Pauwels montre également que les soldats des deux camps, généralement d’origine prolétaire, considéraient souvent que « l’ennemi c’est l’officier » et que, en l’absence de leurs supérieurs, il leur arrivait de sympathiser[16].
En conclusion, on a ici à faire à un objet travaillé, un film très dense et instructif du point de vue des sujets abordés, mais aussi très sincère par les partis pris non seulement biographiques et historiques, mais aussi véritablement engagés qui s’y expriment, en parfaite résonnance avec l’approche d’Howard Zinn. Ce film hautement stimulant inculque moins des faits qu’une attitude critique et dynamique face à l’histoire nationale, à l’image de celle du grand historien. Une initiative à saluer, en des temps où les médias sont de plus en plus accusés d’être acritiques, voire favorables aux modes de pensée dominants.
Notes de bas de page :
[1] L’ouvrage a été traduit en français par Frédéric Cotton : Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis. De 1492 à nos jours, Marseille, Éditions Agone, 2002. L’adaptation du livre « pour les ados », réalisée par Rebecca Stefoff, a également été traduite, par Diniz Galhos : Howard Zinn, Une Histoire populaire des USA pour les ados, Éditions Au Diable Vauvert, 2010, 2 vol. ; compte rendu de Philippe Daumas dans les Cahiers d’histoire.
[2] Bien qu’elle ne soit plus diffusée sur France Inter depuis juin 2014, l’émission se poursuit sur le site la-bas.org.
[3] Films réunis dans le DVD : Olivier Azam, Daniel Mermet, Chomsky & cie, Les Mutins de Pangée, 2010 ; compte rendu de Serge Pacé pour Lectures.
[4] Les recettes du premier film de la trilogie permettront de financer le deuxième, et ainsi de suite.
[5] Faire dialoguer « petite histoire », ou récit de vie individuel, et « grande histoire », ou histoire de la société, est une méthode d’éducation populaire mise au point par la SCOP Le Pavé : http://www.scoplepave.org/petite-histoire-grande-histoire.
[6] Grafmeyer Yves, Joseph Isaac, L’école de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Flammarion, Coll. Champs Essais, 2009.
[7] Losurdo Domenico, Contre-histoire du libéralisme, Paris, La Découverte, Coll. Poche/Essais, 2014, p. 243. Les analyses de Losurdo dans cet ouvrage rejoignent largement celles de Zinn, ainsi que le propos du film d’Azam et Mermet
[8] On peut en écouter une version interprétée par la chanteuse folk américaine Judy Collins à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=mK3MqwsqnPY.
[9] Plusieurs de ses articles parus dans la revue Agone reprennent ces idées. Le plus significatif est peut-être le suivant : Chomsky Noam, « Propagande & contrôle de l’esprit public », Revue Agone, n° 34, « Domestiquer les masses », 2005, p. 27-41, disponible en ligne : http://revueagone.revues.org/98.
[10] On peut écouter celle-ci à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=q-6GkP3KCVI. Dans la chanson, Joe Hill, sachant sa mort proche, enjoint ses camarades à ne pas le pleurer, mais à s’« organiser » pour continuer la lutte.
[11] Jean Jaurès, en France, assassiné en 1914 ; Bertrand Russel, en Grande-Bretagne, incarcéré en 1918, Rosa Luxembourg, en Allemagne, assassinée également en 1919.
[12] Ainsi par exemple des milliers d’orateurs seront engagés pour faire des discours publics, dont Charlie Chaplin, qui tournera également des spots publicitaires en faveur de la guerre.
[13] Voir par exemple Stiegler Bernard, « Le désir asphyxié, ou comment l’industrie culturelle détruit l’individu », Manière de voir, n° 96, 2007, p. 10-14. Disponible en ligne : https://www.monde-diplomatique.fr/2004/06/STIEGLER/11261
[14] Pauwels Jacques, 1914-1918, la Grande Guerre des classes, Bruxelles, Éditions Aden, 2014.
[15]Voir aussi Bouamama Saïd, « Les manipulations médiatiques sur les poilus lors de la commémoration de l’armistice », publié en novembre 2014 sur son blog.
[16] Thématiques qui sont également abordées dans le film Capitaine Conan de Bertrand Tavernier (1996), adaptation du roman de Roger Vercel (1934).