Charlie Hebdo victime d’un monde « barbare » ?
04 Juin 2015
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Note de lecture de :
Patrick Vassort, Mais qui a voulu tuer Charlie ?, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « Altérité critique Poche », 2015, 70 p.
Disponible sur le site Lectures
Le présent ouvrage prolonge les récentes analyses critiques du capitalisme moderne développées par le sociologue Patrick Vassort [1], en prenant pour objet les événements de janvier 2015. Dans ce petit texte signé du 19 janvier 2015, le directeur de publication de la revue critique et éclectique Illusio [2] cherche en effet à montrer que les assassinats du début de l’année, et, à travers eux, le redéploiement de l’extrémisme religieux, témoignent de l’actualité d’une « barbarie » attisée par le système capitaliste récent.
Dans cet essai au style ému et engagé, l’auteur se demande « pourquoi nous qui sommes tous des Charlie aujourd’hui ne l’étions-nous pas hier ou il y a deux ans ? » (p. 6). En mobilisant essentiellement la philosophie critique allemande (de l’École de Francfort à Günther Anders ou Hannah Arendt), Vassort déplore qu’une « barbarie » du même ordre que celle du IIIe Reich perdurerait actuellement car, à ses yeux, nous n’avons pas su tirer les leçons de la Shoah, et que les formes les plus actuelles du capitalisme, en semant l’injustice et la haine, soufflent dangereusement sur les braises de l’inhumain.
Vassort commence dans le premier chapitre par se référer, notamment, à un texte d’Adorno [3] publié au début des années 1960, qui postule que le but de toute éducation devrait être d’empêcher qu’un nouvel Auschwitz ne survienne. Cependant, à l’époque d’Adorno comme en janvier 2015, Vassort fait observer que n’a pas été pleinement réalisé le travail d’analyse, de réflexivité et de prise de conscience sur les conditions de la « rechute » dans la « barbarie », intrinsèques à notre « civilisation ». Aux yeux de Vassort, les institutions éducatives sont en effet ruinées par le « monstre froid » qui gangrène notre société : la « compétition névrotique, aliénante et obsessionnelle, pathologique, mortifère » (p. 14). L’auteur estime que nous n’avons pas tiré les conséquences des massacres nazis : ceux-ci s’appuyaient sur l’émergence d’une « rationalité instrumentale » et déshumanisante, productrice des conditions dans lesquelles se sont déployés non seulement les totalitarismes passés, mais aussi les plus actuelles « chimères » de l’« anti-civilisation ». L’auteur considère ainsi que « le nazisme reste une forme de capitalisme » (p. 14), et que c’est l’incompréhension, l’oubli ou « l’inconscience » de cette donnée qui ont permis à la « barbarie » de perdurer. Au même titre que l’éducation, Vassort estime donc que le « devoir de mémoire » est insuffisant car la conscience critique qu’il aurait dû contenir n’a pas été fécondée : « la mémoire est devenue commémorative mais non plus vivante » (p. 21), elle s’est « muséifiée » et institutionnalisée et a ainsi rompu avec la chaire de la vie sociale et individuelle. À cela s’ajoute « l’oubli ou plus précisément parfois, le refus du réel » (p. 22), à savoir que les religions peuvent être des « refuges identitaires » pour tous ceux qui sont victimes des « fractures sociales et culturelles fortes » (p. 22), notamment les gens qui vivent dans « « les quartiers » ».
Vassort exhorte donc à poser à nouveau la question de l’éducation à produire pour éviter « une nouvelle catastrophe », et cherche par conséquent, dans le deuxième chapitre, à envisager comment « penser la barbarie » (p. 28). Se référant à Michel Henry, Adorno ou encore Primo Levi, l’auteur fait le constat que la « barbarie » survient lorsque l’on ne peut plus « penser », et que la société n’est donc plus constituée à proprement parler d’un « peuple » ou d’une « foule », mais, précisément, d’une « masse » (p. 33) [4] . Le terme de « masse » évoque une série d’humains ou d’objets indistincts, qui n’existent que par leur nombre, leur « entassement », et dont, par conséquent, les « atomes » ne se reconnaissent plus en tant que tels. D’après Vassort, les extrémistes religieux s’appuient justement sur cette « atomisation » et cette « individualisation » pour engager des luttes aux motifs traditionalistes, repliés au départ sur la sphère privée, et donc protégés par l’idée que ces replis relèvent tout d’abord d’une certaine « liberté » individuelle.
Face à la marginalisation de la conscience critique, Vassort dénonce, dans le troisième chapitre, « l’hypocrisie » collective, « la peur et le sectarisme » (p. 40) de ceux qui ont dénoncé les attentats et revendiqué la liberté d’expression : « nous aurions dû, en fait, être Charlie depuis longtemps. Nous n’aurions jamais dû cesser d’être Charlie » (p. 39). En effet, l’auteur rappelle que les formations politiques de gouvernement et d’opposition avaient assez unanimement désapprouvé les caricatures que Charlie Hebdo avait publiées en 2012, en raison d’une « servitude volontaire » et d’une peur des représailles violentes de la part des extrémistes se revendiquant de la communauté musulmane. Situation paradoxale car aux yeux de Vassort, l’engagement du journal satirique « n’est pas « contre » les musulmans mais « contre » l’intégrisme qui manipule le capital symbolique véhiculé par Mahomet et vise à faire du prophète la méthode Assimil d’un totalitarisme musulman ou coranique » (p. 50). Le fait que la « conscience politique et la réelle envie d’opposition » (p. 41) aient été remplacées par une « servitude volontaire » montre bien, aux yeux de l’auteur, l’emprise des « nouvelles formes » de tyrannie dans nos sociétés, qui tiennent non seulement au « développement du capital » (p. 53), mais aussi aux usages divers de la religion.
C’est la raison pour laquelle le dernier chapitre du livre est consacré au « mal » que représente la religion, notamment en ce qu’elle investit de plus en plus « l’espace public » [5] . Vassort observe l’extension de l’influence religieuse, due à la complicité de la gauche[6] , et au « laxisme édifiant » des autorités concernant les manifestations religieuses dans « l’espace public » – telles les rassemblements de « catholiques intégristes » opposés à l’IVG. Cette marge de manœuvre laissée aux religions permet aux extrémistes se revendiquant de l’Islam de tirer profit de « la misère organisée de nos quartiers devenus des périphéries » (p. 57). Ces mouvements religieux « plus ou moins sectaires » (p. 58) s’appuient en outre sur les « pièges sémantiques » [7] et difficultés d’interprétation que contient le Coran. Les contingences sociohistoriques propres à l’écriture du livre saint des musulmans devraient être prises en compte, et permettraient d’apporter des éclairages cruciaux sur la présence, apparemment contradictoire, de versets pacifistes, d’un côté, et de versets très belliqueux, de l’autre[8]. C’est ainsi que certains extrémistes détournent sans scrupule le sens des textes sacrés pour embrigader des personnes réceptives dans leurs campagnes macabres.
Face aux religions qui progressent « insensiblement » au travers des sociabilités et des « informations télévisées », Vassort rappelle que les élites politiques et intellectuelles, ainsi que les « institutions démocratiques et laïques » (p. 65) ont une « lourde responsabilité ». En effet, en laissant le champ libre aux discours religieux, et en ne produisant pas une éducation qui donne leur sens aux « lois » et aux « normes de la philosophie politique en France » (p. 67), ces grandes instances culturelles auraient contribué à déstructurer les liens sociaux et citoyens.
En misant perpétuellement sur « l’exploitation des hommes » plutôt que sur leur éducation et leur émancipation collectives, le « système » qui est le nôtre est celui « qui organise la barbarie et s’en émeut lorsqu’elle apparaît » (p. 69). Les assassinats de janvier ont été rendus possibles par « deux siècles » de « compétition effrénée » (p. 70) entre individus et entre groupements sociaux, considère Vassort en conclusion.
Au final l’ouvrage laisse une impression mitigée. Visiblement produite à chaud, l’analyse des événements de janvier proposée par Vassort est aux antipodes de la démarche traditionnelle des sciences sociales. En soi, ce n’est pas gênant : outre que le texte présente une verve engagée et passionnée, il se trouve que la confrontation de la philosophie critique allemande – et de son paradigme de la « barbarie » – avec l’actualité récente, s’avèrent d’une fraîcheur, d’une originalité et d’une audace certaines. L’analyse sensible développée par Vassort contient cependant un certain nombre de faiblesses, qui tiennent principalement à certains raccourcis empruntés par l’auteur, et au manque de mise en perspective sociohistorique – qui, en effet, ne s’accorderaient peut-être pas avec le format éditorial choisi [9]. En un temps où la pensée sur la société devient excessivement complexe en raison de sa spécialisation, ou excessivement aseptisée en raison de sa potentielle médiatisation, on doit cependant reconnaître à Vassort la sincérité et le tranchant de son propos, de même que l’ambition d’une vision très globale qu’il esquisse. En raison de positions anticapitalistes et athéistes clairement perceptibles, le livre détonne fortement avec l’ensemble des formes de pensée dominante, aussi bien qu’avec beaucoup de courants contestataires ; mais au moins, en bousculant de la sorte tout un ensemble de positions intellectuelles, le livre de Vassort est prompt à susciter discussions et polémiques, autrement dit, peut-être, à réveiller les « consciences » que l’auteur trouve excessivement passives.
Notes de bas de page :
[1] Notamment Patrick Vassort, Contre le capitalisme. Banalité du mal, superfluité et masse, Le Bord de l’eau, coll. « Altérité critique », 2014, 47 p., dont on peut lire un compte-rendu à l’adresse suivante : https://lectures.revues.org/14106 et Patrick Vassort, L’homme superflu. Théorie politique de la crise en cours, Le Passager clandestin, 2012, 160 p., dont une recension est également lisible sur Lectures : https://lectures.revues.org/10370
[2] http://revueillusio.free.fr/
[3] « Éduquer après Auschwitz », qui se trouvé édité dans Theodor W. Adorno, Modèles critiques. Interventions – Répliques, Paris, Payot, 1984.
[4] Les analyses suivantes, concernant le concept de « masse », renvoient directement aux ouvrages de Vassort précédemment cités, comme le restituent bien les comptes-rendus (note 1).
[5] Le titre exact du chapitre est « La religion : un mal qui s’enracine dans l’espace public » (p. 55).
[6] Vassort rappelle qu’il arrive parfois bizarrement à la gauche de se battre pour des « institutions bourgeoises et religieuses », telles le « mariage pour tous » (p. 56).
[7] Malek Chebel, « Réflexions préliminaires pour une nouvelle traduction du Coran », in Le Coran, Paris, Fayard, 2009, p. 7, cité par Patrick Vassort, Mais qui a voulu tuer Charlie ?, ibid., p. 59.
[8] Les versets 190 et 191 de la Sourate II, qui exhortent à tuer tous les « transgresseurs » et précisent « dès lors qu’ils vous combattent, tuez-les, car tel est le traitement des incroyants », peuvent être expliqués, selon Vassort, car ils renvoient « à une période d’instabilité et de vulnérabilité pour les musulmans du VIIe siècle » (p. 61), période à laquelle a été écrit le Coran.
[9] Les sept ouvrages publiés depuis 2013 par la collection « Altérité critiques Poche » contiennent tous entre 42 et 72 pages : http://www.editionsbdl.com/fr/books/collection/Alt%C3%A9rit%C3%A9%20critique%20Poche/