Murray Bookchin et Jacques Ellul, précurseurs de la décroissance
13 Juin 2015
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Note de lecture de :
Ellul Jacques, Latouche Serge, Jacques Ellul contre le totalitarisme technicien, 2013, Éditions Le passager clandestin, Collection Les précurseurs de la décroissance, 112 pages
Bookchin Murray, Gerber Vincent, Romero Floréal, Murray Bookchin pour une écologie sociale et radicale, 2014, Éditions Le passager clandestin, Collection Les précurseurs de la décroissance, 96 pages.
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Une version légèrement synthétisée de cette note de lecture est disponible sur le site de l’Union Communiste Libertaire
Depuis 2013, les éditions « le passager clandestin » ont ouvert une collection sous la direction de l’économiste « décroissant » Serge Latouche, intitulée « les précurseurs de la décroissance ». Cette initiative éditoriale vise à promouvoir une histoire alternative des idées, et à mettre en lumière la fécondité intellectuelle du concept de « décroissance » ainsi que ses possibles généalogies (de la pensée d’Épicure à celle de Lewis Mumford en passant par Lao-Tseu ou Jean Giono).
Deux titres issus de cette collection retiendront aujourd’hui notre attention, l’un présentant les apports de Jacques Ellul, l’autre présentant ceux de Murray Bookchin. Les deux ouvrages, relativement concis, se divisent en deux parties : une première commente les rapports entre la pensée de l’auteur présenté et la théorie de la décroissance ; une seconde restitue quelques extraits significatifs de textes des auteurs en question. Cependant, l’ouvrage qui concerne Jacques Ellul, présenté par Serge Latouche lui-même, est affiné par une sous-partie étudiant spécifiquement les limites à la convergence entre la pensée d’Ellul et celle de la décroissance.
Ainsi, Latouche commence par pointer cinq thèmes elluliens qui rejoignent et enrichissent ceux de la décroissance (p. 12 – 13). Aux yeux du célèbre économiste, pour commencer, la décroissance peut s’inspirer de la critique développée par Ellul de la « surpopulation » et du préjugé selon lequel la technologie et la production agroindustrielle sont indispensables pour nourrir toute la planète (p. 13 – 18). La production agroalimentaire est en effet aussi dégradante pour l’humain qu’elle est polluante pour l’environnement.
Pour Latouche, Ellul rejoint ensuite ceux qui, comme André Gorz par exemple, considèrent qu’une « forte réduction du temps de travail » (p. 18) serait un moyen particulièrement efficace de lutter contre le chômage, mais pourrait également contribuer à « redonner du sens à la vie » (p. 19). Ellul rejoint ainsi délibérément les utopies prolétariennes qui, au moins depuis le XIXe siècle, souhaitent travailler moins pour fêter plus, et aspirent, jusque dans leurs avatars les plus actuels, à une « abolition du travail salarié comme activité contrainte aliénante » (p. 21).
Latouche pointe également l’influence d’Ivan Illich sur Ellul à travers l’usage fait par ce dernier de la notion de « disvaleur » (p. 21 – 24). Cette notion désigne les ravages sociaux et environnementaux générés par une optimisation de la valeur économique d’une production – notamment dans le cas de la substitution d’une production industrielle à une production artisanale ou paysanne. Les statistiques de la croissance enregistrent ainsi des augmentations « purement comptables » sans pouvoir apercevoir les « régressions réelles de la qualité de vie » (p. 24) qui sont leurs corollaires.
C’est la raison pour laquelle Ellul entreprend de dénoncer le « fétichisme du PIB » (p. 24 – 26). Cette donnée chiffrée tend en effet à remplacer le bonheur (et les questionnements philosophiques et politiques qu’il porte) par la notion statistique de « bien-être », particulièrement réductrice. Avec pour visée finale de maîtriser les variations du PIB, on tend par conséquent à tout évaluer en fonction d’un hypothétique impact économique.
Ce « fétichisme » économico-statistique va de pair avec « la colonisation de l’imaginaire par la technique et la toxicodépendance à la consommation » (p. 27). Notre système économique ne survit en effet qu’en produisant des besoins chez les consommateurs, jusqu’à les rendre incapables de se passer de certains produits, notamment techniques.
L’influence d’Ellul sur le courant décroissant est cependant limitée par plusieurs aspects intrinsèques à sa pensée. La théorie du « totalitarisme technicien » développée par le penseur bordelais tend à rendre la technique surdéterminante dans les schèmes explicatifs, et, par-là, à occulter le social et politique, tout en plaçant l’économique dans la dépendance de la technique (p. 31 – 39). Selon Latouche, Ellul est resté trop rivé sur le contexte des Trente Glorieuses durant lequel il a produit une part considérable de son œuvre. L’économiste montre que l’interventionnisme étatique et le totalitarisme technicien peuvent être surpassés par les exigences économiques, comme en ce qui concerne notamment la stagnation des recherches sur le SIDA (p. 37). Cette attention amoindrie à l’économique au profit de la technique éloigne Ellul des décroissants, aux yeux de Latouche.
Ce dernier insiste sur le fait que l’occultation ellulienne des facteurs politiques va particulièrement loin : Ellul considère l’engagement politique comme une « illusion » qui détourne des véritables opportunités de lutte. Pour lui, il y a une incompatibilité radicale entre le fait de détenir un pouvoir politique et le fait de « réaliser un programme de bien commun » (p. 41). Cette critique des possibilités offertes par le système politique est, selon Latouche, assez contradictoire avec les modes d’action des décroissants.
Ellul abandonne tout espoir en les facteurs politiques et sociaux et peut paraître extrêmement pessimiste. C’est qu’il s’en remet, en fait, non pas à un quelconque espoir, mais plutôt à une « espérance religieuse » (p. 42 – 46). Ellul produit une « éthique » d’inspiration protestante qui peut facilement dépasser les profanes à la théologie chrétienne.
Au final, pour l’écrivain bordelais, la politique affaiblit l’individu et rétrécit sa vision : Ellul est plutôt partisan d’une éthique de la « liberté spirituelle » et d’une la maîtrise de la vie quotidienne en écho à l’« expérience du monde qui est d’abord sensible et charnelle » (p. 46 – 50). L’éthique d’Ellul peut être celle de la « non-puissance » (p. 51), c’est-à-dire celle qui, appuyée sur un volontarisme individuel, cherche à moins utiliser la technique, et à favoriser davantage les relations humaines et amicales.
La seconde partie de l’ouvrage présente des extraits divers de textes d’Ellul : articles, livres, entretiens, qui illustrent abondamment le commentaire de la pensée ellulienne produit par Latouche. Certains textes témoignent des engagements d’Ellul dans son temps, et donc de sa grande capacité à analyser et prendre position à partir d’une actualité (croissance zéro et crise économique des années 1980, programmes d’aménagement du littoral, etc.) D’autres extraits proposent des perspectives plus théoriques, sur la « déraison technicienne », voire essayistes, lorsqu’Ellul évoque sa vision de la Révolution, qui, dans une dynamique de prise de conscience individuelle, devra être faite par tous et pour tous.
Le second ouvrage dont je rends compte ici présente les idées de Murray Bookchin, encore méconnues car peu traduites en français et assez radicales (p. 9), d’après Gerber et Romero. Les commentateurs font en effet observer que Bookchin s’avère plus proche du marxisme, tout en évoluant vers des positions libertaires et écologistes. La théorie de « l’écologie sociale » proposée par le penseur américain considère que « les désastres écologiques trouvent leur origine dans les injustices sociales, découlant elles-mêmes des diverses formes de domination » (p. 12).
Gerber et Romero commencent ainsi par signaler que la théorie de la décroissance peut s’inspirer de la critique développée par Bookchin de la perte de sens engendrée par la société de consommation (p. 15 – 19). En tant que système social, celle-ci tend en effet à dépersonnaliser et déresponsabiliser l’individu en rongeant les liens non-marchands qu’il peut avoir avec autrui. Bookchin considère que les leviers de l’émancipation sociale sont moins individuels que globaux et institutionnels. L’auteur américain propose de réfléchir aux besoins humains, et pose ainsi la question de la société d’abondance (p. 19 – 21). Dans une telle société, le besoin serait régulé par une libération des injonctions à la consommation individuelle, au profit d’une économie plus solidaire.
Pour maîtriser les besoins humains en termes de production et de consommation, Bookchin considère, à rebours d’Ellul et de beaucoup d’autres, que la technologie peut être « libératrice » (p. 21 – 26). La technique peut être utilisée pour accomplir des travaux pénibles, dégager davantage de temps libre et, plus largement, pour nous libérer du salariat, à condition d’être écologiquement et socialement maîtrisée.
Bookchin pourrait donc être considéré comme un partisan de la décroissance, à condition d’entendre celle-ci comme une opposition globale au capitalisme, et dans la continuité des pensées marxistes et anarchistes (p. 26 – 31). Bookchin renvoie ainsi dos à dos un certain nombre d’« écologistes pleins de bonnes intentions », les politiques publiques proposant un aménagement écologique du système, et les « firmes multinationales » (p. 29), qui, tous, se rejoignent dans certaines instances de prise de décision, et ne font que tenter d’encadrer un système intrinsèquement destructeur. Pour cette raison, Bookchin conçoit une « écologie sociale » radicalement opposée au capitalisme et au réformisme.
Pour tenter de mettre en pratique cette pensée contestataire, Bookchin accorde un rôle hautement stratégique au domaine politique, en vue de réhabiliter celui-ci à travers un renouveau des mécanismes de « démocratie directe ». Ce projet passe par une « décentralisation de la société et sa reprise en main populaire » (p. 34), à un niveau précisément municipal ou communal. Le « municipalisme libertaire » conçu par Bookchin, influencé par exemple par Kropotkine, s’appuierait sur des assemblées populaires de quartier, en dialogue avec des fédérations de communes. Cette décentralisation ne comporterait pas que des avantages écologiques (révision des transports et de l’urbanisme à l’échelle humaine) mais aussi en termes de socialisation ; vision qui s’accorde largement avec celle de la décroissance, notent Gerber et Romero.
Ces assemblées populaires locales pourraient tout d’abord se fédérer pour organiser un front de résistance aux « politiciens de métier » (p. 38), à commencer par les maires. Les activités sociales alternatives – à commencer par la culture – acquerraient une incarnation politique immédiate et cohérente, permettant de restaurer « la confiance dans un destin collectif » (p. 39). En conclusion de leur présentation, les commentateurs observent que ce projet a peu suscité l’adhésion, même parmi les libertaires eux-mêmes, qui craignent qu’il ne soit trop enclin à l’institutionnalisation. Néanmoins, Gerber et Romero considèrent que Bookchin peut toujours être pertinent et actuel, par les arguments qu’il oppose aux « valeurs productivistes » et aux « facteurs de domination sociale » (p. 44) qui, eux, n’ont pas perdu de leur prégnance.
La seconde partie du petit ouvrage propose de denses extraits de textes de Bookchin (surtout des livres), qui analysent avec une grande créativité critique les systèmes de dominations sociales générés par l’évolution du capitalisme, plaçant les exigences écologiques légèrement en retrait derrière la nécessité d’une émancipation humaine, sociale, collective.
Conclusion
Au total, la collection dirigée par Serge Latouche a proposé, au sujet de Jacques Ellul et Murray Bookchin, deux petits livres complets et stimulants, mais néanmoins clairs et concis. On appréciera la volonté d’interroger l’histoire d’un concept – la décroissance – à l’aune des travaux de penseurs qui ne l’ont jamais revendiqué directement. La démarche est donc ambitieuse et, à travers la grande richesse des idées développées ainsi que la rigueur des analyses, on tombe facilement sous le charme de deux pensées aussi denses qu’inspirées – et pourtant très différentes. Les présentations des commentateurs (Serge Latouche, Vincent Gerber et Floréal Romero) sont légères mais instructives : on regrettera simplement que quelques lignes à peine (voire moins) soient consacrées à la recontextualisation et à la biographie des penseurs commentés. En revanche, les extraits de textes s’avèrent extrêmement riches et précieux, et on pourra saluer le travail de recherche qui a du précéder leur sélection et leur publication. Des livres qui annoncent des apports très prometteurs de la part de cette collection, et, plus largement, de la part des théories de la décroissance.
Thierry BORDERIE - 10 janvier 2021 à 19h12
Pour connaitre et approfondir la biographie de M. Bookchin: » Ecologie ou catastrophe » La vie de Murray Bookchin de Janet Biehl (sa dernière compagne) aux éditions L’amourier (615 pages, 29 euros). Détaillé, agréable à lire, touchant parfois aussi. La vie d’un grand militant et penseur.