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A propos du rapport « Reconnaître et valoriser le travail social » de Brigitte Bourguignon

Politique Travail social

01 Déc 2016

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Couverture du rapport "Reconnaître et valoriser le travail social"

Jonathan Louli, 2016, « A propos du rapport Reconnaître et valoriser le travail social« , en ligne

Résumé :

Commentaire du rapport « Reconnaître et valoriser le travail social », rendu à M. Valls par la députée B. Bourguignon, suite aux Etats Généraux du Travail Social, en septembre 2015

Rapport consultable sur le site du gouvernement

Dans le cadre des Etats Généraux du Travail Social (EGTS) impulsés par le gouvernement, des réunions thématiques régionales ont été organisées, dont la teneur est restituée par 5 rapports rendus au Ministère des Affaires Sociales et de la Santé[1] en février 2015. Devant la polémique engendrée par le rapport de la Commission Professionnelle Consultative du travail social et de l’intervention sociale (CPC)[2] au sujet de la réforme des formations (Rapport « Métiers et complémentarité »), Manuel Valls a demandé à la députée du Pas-de-Calais, Brigitte Bourguignon[3], de lui faire un rapport pour remettre les choses au clair et chercher un consensus.

Manuel Valls et le travail social…

De toute cette usine à gaz est issu le rapport « Reconnaître et valoriser le travail social »[4], plus connu sous le nom de Rapport Bourguignon. Ce qui est premièrement intéressant, c’est l’allocution que Manuel Valls a prononcé le 2 septembre 2015, jour où Bourguignon a remis son rapport[5] : le premier ministre y livre sa vision du travail social… et c’est particulièrement affligeant.

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En substance, cette allocution commence par reconnaître le « rôle immense » des travailleurs sociaux dont l’engagement est basé sur des « valeurs républicaines » et de solidarité. Cependant, le contexte actuel se complexifie : il faut « combattre avec force » les « abus » en matière d’aides sociales (p.1) et faire de la prévention de la radicalisation (p.2). Le travail social doit servir à la lutte contre les mauvais pauvres.

Valls appuie ensuite en disant qu’à ce titre le travail social compte beaucoup pour le gouvernement, la preuve étant que ce dernier a mis en place les EGTS, qui se concrétisent avec ce rapport Bourguignon. Valls estime qu’au nom de ces efforts de « fraternité » et d’ « égalité » incarnés par le travail social, il faut avant tout favoriser le travail en réseau et simplifier les dispositifs. Pour illustrer son propos volontariste, Manuel donne quelques exemples frappants des mesures phares du gouvernement en matière de social :

  • La prime d’activité a été créée pour remplacer la PPE et le RSA Activité.
  • Un simulateur d’aides a été mis en place sur internet.
  • Un dispositif d’aide à la complémentaire santé a été mis en place.
  • Des efforts ont été faits pour favoriser l’accès aux outils numériques.

« C’est ainsi, en simplifiant les démarches, que nous renforcerons l’accès à l’emploi, aux soins de santé, aux prestations existantes » (p.4). Extase ! Merci, Valls… On voit bien à travers les exemples choisis à quel point la politique sociale de cet État est pauvre, et à quel point elle prend bêtement le travail social comme un instrument pour réduire certaines inégalités : le gouvernement imagine les travailleurs sociaux comme des rouages d’une machine à insérer les gens dans des dispositifs pour favoriser l’accès à ceci ou à cela. Quid des dimensions sociale, humaine, psychique, éducative ? Quid de l’émancipation des gens, tout simplement ? Le même point de vue étriqué et technocratique que celui exprimé par Valls traverse le rapport Bourguignon : le personnel politique imagine que le travail social c’est uniquement des agents derrière des guichets qui font appliquer des procédures pour faire remplir des formulaires aux gens, et qui seront de toute façon bientôt remplacé·es par des bornes et des plateformes numériques.

Comparé à cette vision technocratique, le rapport Bourguignon n’est quand même pas catastrophique, il est en partie décevant et en partie inquiétant. Comme le demande Manuel Valls dans sa lettre de mission[6], la première partie du rapport dresse un état des lieux du travail social et de ses problématiques, et la seconde partie étudie des pistes de réformes – notamment des formations – pour adapter l’action sociale à l’époque actuelle.

Etat des lieux du travail social

Dans la première partie donc, le rapport pointe d’abord une « crise » du travail social, du fait notamment des mutations sociales profondes, et des reconfigurations gestionnaires de l’action sociale. Le rapport reconnait certains dysfonctionnements des politiques publiques (empilement des dispositifs et complexité d’accès, « bureaucratisation », évaluations peu adaptées…). Ces problématiques engendrent un « morcellement », une « perte de sens » et une usure professionnelle forte chez les travailleurs sociaux. Pour remédier à ces troubles dans les métiers, le rapport propose notamment d’inscrire dans le Code de l’Action Sociale et des Familles la définition du travail social proposée par l’International Association of Schools of Social Work (IASSW), l’Association internationale des écolesde travail social :

Définition du travail social approuvée par l’assemblée générale de l’International Association of Schools of Social Work le 10 Juillet 2014 à Melbourne : l’IASSW définit le travail social comme « une pratique professionnelle et une discipline. Il promeut le changement et le développement social, la cohésion sociale, le pouvoir d’agir et la libération des personnes. Les principes de justice sociale, de droit de la personne, de responsabilité sociale collective et de respect des diversités, sont au coeur du travail social. Etayé par les théories du travail social, des sciences sociales, des sciences humaines et des connaissances autochtones, le travail social encourage les personnes et les structures à relever les défis de la vie et agit pour améliorer le bien-être de tous. »

Rapport « Bourguignon », p. 14

La définition n’est pas dégueu, mais rassurez-vous : il est juste question de l’inscrire dans la loi, ça mange pas de pain, quand on sait à quel point les appareils d’État, leurs agents haut placés et leurs auxiliaires institutionnels peuvent s’arranger avec le droit comme un toréador avec un taureau essoufflé…

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La première partie du rapport se poursuit en développant le point de vue étriqué, instrumental, du travail social qu’a le personnel politique. Tout d’abord, la députée ne cache même pas vouloir suivre de préférence « la vision des employeurs », titre d’une sous-partie (p.15) ! Et la vision des travailleur·euses de terrain ? la vision des syndicats ? la vision des familles ? la vision des chercheur·euses et journalistes indépendants ? la vision des gens ? Non, on devra se contenter du plus important pour le gouvernement : la « vision des employeurs » !

Un rapport au chevet des « employeurs »

Bourguignon fait donc siennes les lamentations des patrons, qui déplorent en substance « des incompréhensions, tenant à une méconnaissance par les travailleurs sociaux de leur environnement » (p.15). Serinant la chansonnette éculée de la pédagogie gouvernementale, gratifiée ici de paroles directement écrites par les « employeurs« , la députée nous dit en substance que les travailleur·euses sociaux sont des con·nes qui ne font pas attention à leur « environnement« , au monde qui les entourent – ou bien qu’ils font ce qu’ils peuvent, les pauvres, mais ils n’ont pas la vision d’ensemble que possèdent, eux, les sages « employeurs » !

Claironnant toujours la sagesse patronale, la députée se fait choriste dans le nouveau « single » en vogue chez les décideurs, dont le refrain consiste à se plaindre des « difficultés de lisibilité du secteur » (p.15). On sent bien là l’influence libérale : trop de règlementations, trop de bureaucratie, trop de normes, bref : il faut fluidifier tout ça. Même si dit comme ça je dois reconnaître qu’il s’agit d’un constat pas bête, ne nous trompons pas néanmoins, la « vision des employeurs » et sa porte-parole parlementaire ne vont pas proposer l’autogestion des établissements des personnes concernées, mais, plus simplement, d’améliorer « la mobilité et l’adaptabilité des travailleurs sociaux » (p.15 toujours !). Le patronat prône donc la réingénierie des diplômes (p.16) – qui doit permettre « mobilité et adaptabilité » des professionnel·les.

Songez à ces somptueux morceaux choisis de libéralisme technocratique la prochaine fois qu’on vous dit « mais non, les réformes des formations ne visent pas à libéraliser le marché du travail social et rendre les professionnels interchangeables » : en fait, si ! c’est mêmes les patrons qui le disent et le demandent ! Normal, du coup, que les patrons du social demandent aussi à ce que les travailleurs sociaux s’ouvrent au « monde économique » (p.16)…

Il y a de quoi s’inquiéter de la « vision » que les employeurs ont des travailleur·euses sociaux : ces derniers sont présentés comme encrotés dans des « incompréhensions » de leur environnement, leurs activités présentent des « difficultés de lisibilité« , leurs postures et leurs carrières manquent de « mobilité » et d’ « adaptabilité« , bref : la « vision des employeurs » telle qu’elle est colportée par le rapport relève d’une véritable rêverie patronale-parlementaire qui risque de tourner au cauchemar pour le dialogue démocratique et le respect de la parole des salarié·es ! La question de la formation est, ainsi, un autre exemple aussi triste que frappant de cette apparente démission du pouvoir politique face à la « vision des employeurs » :

les liens entre les instituts de formation et les employeurs sont perçus comme devant se renforcer. En effet, la distance se creuse entre les besoins des employeurs et les référentiels des organismes de formation. Les employeurs se disent souvent insatisfaits de la formation des travailleurs sociaux qui leur paraît éloignée du terrain

Rapport « Bourguignon », p.16

Les patrons ne sont pas satisfaits des diplômes d’État établis par un gouvernement démocratique à travers des décennies d’histoires professionnelles et militantes ? Vite, prosternons-nous devant leur colère et sacrifions les métiers historiques du travail social ! Après tout cela, les patrons désirent-ils un petit massage des pieds ou un rafraîchissement ? Non mais sérieusement, si les patrons demandent à ce que les travailleur·euses sociaux aient tous·tes le crâne rasé, ça apparaîtra dans des rapports publics et ça sera débattu en commission parlementaire ?

Si vous n’êtes pas convaincu·es que toute cette partie est un morceau légendaire de libéralisme technocratique appliqué au travail social, je vous laisse méditer la conclusion de l’auteure, qu’elle met elle-même en gras :

il faut travailler la simplification en s’appuyant sur les initiatives émergeantes afin de leur donner plus de force et de visibilité. Comme les entreprises, les politiques sociales ont besoin d’un « choc de simplification », afin de centrer les compétences en direction des personnes accompagnées, des citoyens

Rapport « Bourguignon », p.18

Remplacez « personnes accompagnées » par « clients » : quelle poésie !

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Le rapport insiste ensuite sur l’importance des actions collectives avec le public, sur l’importance de développer l’autonomie des travailleur·euses sociaux, de passer à une posture de « faire avec », de faire du développement social… Quelle tristesse, quand même, qu’il faille un rapport parlementaire pour reconnaître ces pratiques et postures que la plupart des travailleur·euses sociaux défendent et mettent en œuvre depuis des décennies, comme en prévention spécialisée typiquement… Va-t-on en arriver, par conséquent, à la conclusion que ce sont les cadres politiques, institutionnels et budgétaires qu’il s’agirait de libérer, de démocratiser, pour permettre aux gens de faire évoluer par en bas les choses qui les concernent ? Malheureusement, dans les fantasmes patronaux-parlementaires qui remplissent le rapport, non : ce sont les formations des travailleur·euses de terrain qu’il faut réformer et adapter !

« Faut-il modifier la structure des formations sociales actuelles dans la perspective d’un accompagnement de qualité des publics ? »

Tel est le titre de la seconde partie du rapport. Les accompagnements actuels ne sont pas « de qualité« , ça les professionnel·les de terrain apprécieront. Mais encore une fois je ne vais pas être de mauvaise foi (ce n’est pas mon genre, je n’ai pas de raison de l’être !) : on doit reconnaître effectivement que vu le contexte politique, économique, vu les difficultés de l’Education Nationale et des services publics, vu la hausse des inégalités et du chômage, vu l’asphyxie des processus démocratiques, etc., etc., etc., je veux bien admettre qu’il soit difficile de réaliser des accompagnements « de qualité » (encore qu’il faudrait s’accorder sur ce qu’on entend par là…). Quelle est la solution principale imaginée par le rapport dans tout ce contexte ? Réformer les formations des travailleur·euses de terrain… !

Réformer les formations certes mais pas dans le sens du premier projet de la Commission Professionnelle Consultative du travail social et de l’intervention sociale (CPC). Au début, Bourguignon trouvait le projet pas mal : il s’agissait tout simplement de saborder les diplômes en travail social pour en garder un seul par niveau de qualification. Mais le caractère affreusement anti-démocratique du processus de « consultation » (réunions à huis clos et peu ou pas d’accès aux propos tenus par les quelques participants) ont déclenché la colère, d’autant plus lorsque le fond de cette conjuration a été connu : commencer à implanter le concept d’un « travailleur social unique » !

Quand on a gardé en tête la « vision des employeurs » qui réclame davantage de « mobilité » et d' »adaptabilité » des travailleur·euses de terrain, pour fluidifier la gestion des établissements (cf. partie 1), on voit bien d’où viennent ces fantasmes de formations professionnelles refondues et uniformisées, qui produiront au final des salarié·es moins bien qualifiés, moins chers, et interchangeables. Des kleenex.

Ainsi, une mobilisation et des manifestations de professionnel·les ont eu lieu, auxquelles j’ai participé moi-même comme je l’évoque entre autres dans ma chronique de la période. D’après le rapport Bourguignon, ces mobilisations s’expliquent parce que la CPC a manqué de « pédagogie et de communication », et que les « positions contestataires » de certains ont connu une « radicalisation » (p.27) ! C’est beau comme du Gattaz qui traite les syndicalistes de « terroristes » ! De ce fait, craignant probablement une attaque au sandwich-merguez de la CGT ou un attentat clinique d’Avenir’Educs, Bourguignon a mis de côté le projet initial de la CPC, car (c’est elle qui met en gras) « les professionnels ne sont pas prêts culturellement » (p.28). Encore une fois cette immonde rengaine technocratique, hymne de la chorale patronale-politicienne, puant le mépris et la condescendance à l’égard des travailleur·euses sociaux et des professionnel·les de terrain, qu’on entend dès que les « gaulois réfractaires » expriment leur opposition à l’impérialisme néolibéral : petites gens, nous sommes une tribu « culturellement » arriérée, « pas prête » à être civilisée et modernisée.

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Après être revenu sur le fait que les formations doivent être adaptées aux besoins des employeurs (p.30), la suite du rapport est un détail de propositions plus techniques autour du potentiel contenu des nouvelles formations (socle commun, modules de spécialisation, « alternance intégrative », reconnaissance des diplômes à bac+3…) dont on peut retrouver l’essentiel dans les nombreuses propositions listées à la fin du rapport avec une synthèse (p.54-59).

Conclusion

Le rapport Bourguignon a remis pas mal de choses à plat et bien que plusieurs constats soient partagés (perte de sens du travail social, bureaucratisation…), il y a plusieurs inquiétudes qui perdurent quant notamment au poids prépondérant attribué à la vision patronale dans le secteur, surtout quand on sait qu’il se rassemble dans le syndicat Nexem, et envisage de remettre en cause la Convention Collective de 1966, qui garantit les droits des salarié·es ; et quand on sait la confusion croissante entre directions du social et directions de grandes entreprises : la Fondation Serge Dassault, régulièrement en conflit avec les syndicats (comme à Corbeil-Essonnes en 2016), Pierre Coppey, directeur général adjoint de VINCI et Président de VINCI Autoroutes, également président de l’association Aurore, etc., sans compter tous les directeurs et administrateurs qui viennent directement du privé et souhaitent que le marché du travail social se libéralise et soit investi par les Contrats à Impacts Sociaux, partenariats publics-privés et autres appels à projets financiarisés.

Second point d’inquiétude : le rapport Bourguignon ouvre la porte à des réformes des formations du travail social comme si c’était la panacée. Il pourrait y avoir certains intérêts à réformer les formations à condition de garantir que la reconnaissance des diplômes à bac+3 ne servent pas à déplacer massivement les travailleur·euses sociaux titulaires de ces nouvelles qualifications sur des postes de « sous-chef de service » (ou « coordinateurs » comme on dit parfois) tout en laissant les diplômes les moins qualifiés s’occuper du travail relationnel avec les personnes accompagnées.

Et quand bien même, on peut déplorer que cette obsession à réformer les formations perpétue finalement les croyances libérales selon lesquelles défendre la « vision des employeurs » et agir sur les « compétences » des travailleur·euses va régler les problématiques du secteur. Il paraît d’une incroyable candeur (ou pure idéologie…) de considérer que la formation des salarié·es a davantage d’impact que les structures institutionnelles, politiques et financières dans lesquelles ceux-ci doivent travailler…

Notes de bas de page

[1] http://social-sante.gouv.fr/grands-dossiers/travail-social/article/rapports-des-egts

[2] http://social-sante.gouv.fr/grands-dossiers/travail-social/article/cpc-commission-professionnelle-consultative-du-travail-social-et-de-l

[3] http://www2.assemblee-nationale.fr/deputes/fiche/OMC_PA608083

[4] http://www.gouvernement.fr/partage/5068-rapport-reconnaitre-et-valoriser-le-travail-social

[5] http://guadeloupe.drjscs.gouv.fr/sites/guadeloupe.drjscs.gouv.fr/IMG/pdf/discours_manuel_valls.pdf

[6] p.60-63. La lettre de mission est la « commande » passée par Valls à Bourguignon en mars 2015, à l’origine de ce rapport.

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