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Autour de Diogène le Cynique et de la théorie de la décroissance

Économie Philosophie

01 Mai 2021

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Couverture du livre de Helmer sur Diogène le cynique

Note de lecture :

Etienne Helmer, Diogène, 2014, Diogène et les cyniques ou la liberté dans la vie simple, Paris, Ed. Le Passager Clandestin, Coll. Les Précurseurs de la décroissance.

Diffusé sur le site en 2017 Contretemps

Site de l’éditeur : Le Passager Clandestin

Sans être omniprésent, loin de là, dans les médias et les hautes sphères du monde politique, le courant de la « décroissance » n’en demeure pas moins très vivace, comme l’expliquait récemment l’un de ses porte-paroleLe Monde Diplomatique signalait même début 2017 le « débat optimiste » porté par le dernier numéro du mensuel La Décroissance, qui se demande si, malgré les apparences, la « décroissance » ne serait pas « aux portes du pouvoir ». Dans ce contexte, je vais m’intéresser ici au livre Diogène et les cyniques ou la liberté dans la vie simple, paru dans la collection « Les précurseurs de la décroissance » des éditions Le passager clandestin.

Après avoir donné des éléments généraux, je commenterai les deux parties de cet ouvrage : la présentation de Diogène de Sinope et du cynisme par le philosophe Étienne Helmer, d’une part, le choix de textes illustrant les thèses des cyniques, d’autre part[1]. Enfin, j’interrogerai les apports du cynisme antique à la théorie de la décroissance en élargissant la perspective.

Le courant de la décroissance

La collection Les précurseurs de la décroissance a démarré en 2013, sous la houlette notamment de l’économiste Serge Latouche (une des principales figures intellectuelles du mouvement) et des éditions Le Passager Clandestin (qui fêtent leur dixième anniversaire cette année). L’idée est de promouvoir une histoire alternative de la pensée en montrant à la fois les sources et la fécondité intellectuelle du concept de « décroissance ». De quoi s’agit-il ?

Le courant de la décroissance s’est particulièrement développé en France à partir des années 2000, autour de « l’urgence d’un constat : une croissance infinie de la production et de la consommation matérielles ne saurait être tenable dans un monde fini » (Helmer, p. 5). Ce courant, qui espère « faire pièce à l’idéologie productiviste », puise dans la sociologie, la philosophie, l’économie, l’histoire… Rien d’étonnant donc à ce que la « décroissance » se présente moins comme un courant homogène de pensée que comme une galaxie bariolée d’intellectuels, d’hommes politiques et de militants.

C’est sur cette diversité des positionnements et des stratégies que mettait l’accent un article synthétique du Monde Diplomatique au sujet de la décroissance, publié au lendemain de la « crise des subprimes ». Ce qu’on peut appeler la galaxie décroissante s’étend ainsi, spécifiquement au sein de la « gauche antilibérale », de chercheurs tels Serge Latouche ou Paul Ariès, jusqu’à des militants proches des mouvances libertaires ou de l’écologie radicale, en passant par des hommes politiques tels Yves Cochet (EELV) ou Vincent Cheynet, fondateur du mensuel La Décroissance et du Parti Pour la Décroissance. Voyons maintenant ce que vient faire Diogène le Cynique dans une collection éditoriale portant sur la décroissance.

Diogène de Sinope

L’un des principaux aspects de la vie et de la pensée de Diogène qui attirent l’attention des « décroissants » est qu’il aurait vécu dans un grand dénuement et une grande simplicité matérielle. Bien que des statues, sculptures et peintures honorent la mémoire de Diogène, force est de constater qu’un voile de mystère et de légende entoure divers aspects de sa vie[2]. Aucun de ses écrits ou presque n’a été retrouvé. Pendant un long moment, Diogène le Cynique n’a été connu qu’à travers les frasques rapportées dans l’ouvrage désormais classique de Diogène de LaërceVies et Doctrines des Philosophes de l’Antiquité, sur lequel je reviendrai plus bas.

Diogène serait né fils de banquier vers 413 avant J.-C. à Sinope, dans l’actuelle Turquie. Suite à une affaire de « falsification de la monnaie », il est contraint à fuir. Diogène de Sinope serait ainsi devenu Diogène le Cynique après ce départ contraint, commençant de cette façon à se forger une réputation : « Quelqu’un lui reprochait son exil : « Insensé, dit-il, c’est cela même qui m’a rendu philosophe » » (Helmer, p. 73). En arrivant à Athènes dans la première moitié du IVème siècle avant J.-C., il côtoie Platon, puis se lie avec Antisthène, précurseur du cynisme antique[3]. Il semble que Diogène ait ensuite été capturé au cours d’un voyage, et vendu comme précepteur des enfants d’une riche famille de Corinthe. C’est là qu’il aurait croisé Alexandre le Grand, donnant lieu à des dialogues et frasques restées célèbres.

« Pour les cyniques, il faut mener une vie de chien pour se hausser au-dessus du reste des hommes, il faut renoncer à ce qui, comme nous le croyons à tort, fait de nous des hommes, pour redevenir vraiment des hommes » (Helmer, p. 11, souligné par l’auteur). Il semblerait que ce soit ce mode de vie très frugal qui ait coûté la vie à Diogène, alors qu’il était déjà très avancé en âge (il serait mort vers 90 ans). Il est temps de voir comment, plus précisément, le courant décroissant dialogue avec ce personnage hors-normes.

La lecture décroissante de Diogène le Cynique

Dans son introduction générale à l’ouvrage, Helmer inscrit d’entrée le cynisme antique dans une démarche de renoncement aux « conceptions les plus répandues du bonheur, fondées sur la valorisation de la richesse matérielle, du pouvoir et de la gloire ». Cette démarche implique « une ascèse destinée à instaurer un rapport renouvelé de l’homme avec la nature, avec les autres hommes et avec lui-même, au nom d’un bonheur véritable » (p. 12).

L’auteur entame ensuite son commentaire en pointant la rareté des sources disponibles au sujet du cynisme et notamment à propos de Diogène. Cela est important à prendre en compte car le courant cynique ne s’appuie pas sur des discours conceptuels, et le peu d’écrits conservés dans le temps souffrent souvent de traductions assez incertaines. Le cynisme se donne surtout à voir par le biais des « performances » (p. 18), des mises en pratique de sa forme de pensée spécifique. Il nous est surtout parvenu à travers les anecdotes rapportées par divers auteurs, et dont la véracité est difficile à vérifier.

Pour Helmer, le cynisme se présente donc plutôt comme une « secte informelle d’individus » qui adhèrent, avec des modalités différentes, à un « mode de vie » et des « idéaux », qui consistent pour l’essentiel en une « remise en cause radicale des valeurs de leur temps au nom d’une vie de vertu conforme à la nature » (p. 17). La « pauvreté » apparente des cyniques et le refus du « luxe » sont « au centre de la vie cynique », qui postule que « l’autosuffisance » est « l’une des clés de la liberté et d’une nouvelle forme de coopération sociale » (p. 22-23). Helmer considère que cette façon cynique de vivre et de penser prend Diogène de Sinope pour « épicentre » (p. 21), raison pour laquelle il est intéressant de se focaliser sur lui.

Diogène devient célèbre à travers l’épisode de la « falsification de la monnaie » rapportée par Diogène de Laërce. En raison des problèmes de traduction aux différentes époques, il est difficile d’établir l’exactitude historique des événements. Quoiqu’il en soit, selon les différentes versions, Diogène et/ou son père banquier auraient « altéré » ou « falsifié » la monnaie, ce qui peut signifier aussi bien fabriquer de la fausse monnaie, altérer des pièces, ou encore changer les mœurs. Dans les différentes versions, quoiqu’ait fait Diogène, il est amené à s’exiler, et arrivera plus tard à Athènes. Cette anecdote montre selon Helmer que le philosophe gagne sa renommée tout d’abord en « dévaluant les valeurs humaines et en dénonçant leur institution contre nature, en particulier celle de l’argent » (p. 27).

Helmer insiste par la suite sur cette critique que les cyniques font du « nomos », à savoir : « la loi au sens de l’ensemble des lois positives mais aussi des coutumes et des institutions qui façonnent les manières de penser, de juger et d’agir » (p. 28). En dénonçant cet ensemble de conventions artificielles qui organisent la cité, les cyniques prônent un retour à la « phusis », c’est-à-dire « la nature comme seule source légitime d’institution des valeurs » (ibid.) Aux yeux de Helmer, ce retour à la phusis implique selon les cyniques une société basée sur l’autosuffisance, l’égalité absolue, et une certaine autarcie. Ils mettent en pratique ces idées à travers leurs « performances » (p. 33-34), comme l’illustrent les frasques de Diogène, que j’évoquerai plus bas, la « barbe crasseuse » ou l’accoutrement typiques des cyniques (p. 22).

Helmer pointe ensuite le fait que cette « ascèse cynique » apparaît aux tenants de ce courant comme la voie principale vers l’indépendance, car elle permet d’éviter « l’esclavage par le plaisir » et le confort matériel, et d’atteindre un état plus proche de la nature de l’humain. Pour opérer ce retour à soi-même, les cyniques cherchent à dénoncer et contourner la « poluteleia », c’est-à-dire les artifices et médiations produits par la vie en société et ses institutions. Les cyniques reprochent à la poluteleia de s’intercaler entre le besoin naturel humain et sa satisfaction, en conférant à cette dernière des formes acceptées ou suggérées par la vie sociale. En somme à travers la poluteleia le besoin naturel est recouvert par le besoin social.

Platon déjà, contemporain de Diogène, dénonçait la pléonexie, la volonté pathologique de posséder toujours davantage, qui engendre une aliénation par les possessions de toutes sortes [5]. Diogène et les cyniques critiquent donc non seulement cette soif d’accumulation d’honneurs, de plaisirs, de biens matériels, mais aussi et surtout le conformisme qui en découle, et qui éloigne l’homme de sa nature.

À l’inverse, les cyniques préconisent une « euteleia », une « vie simple » : la « civilisation » et le « développement » technique ne sont pas les seules possibilités de salut pour l’humain. Une vie simple et affranchie des « commodités procurées par la civilisation » aurait pour vertu d’endurcir les individus et de travailler leurs désirs ; dans la perspective où leurs besoins seraient limités, les individus se livreraient moins à la concurrence et à la « violence » pour l’accès aux « ressources » (p. 44-45). L’objectif est d’atteindre ce que Helmer appelle « l’autarcie cynique », c’est-à-dire « la capacité de se satisfaire du minimum en vue de ne dépendre d’aucune autre loi que celle de la nature » (p. 46).

Pour se faire, les cyniques mettent en pratique leurs idées, d’après Helmer à travers principalement trois types de postures. La première est la pauvreté ou « dépossession matérielle » qui amène l’homme à « se reconquérir pour affirmer sa liberté ». Cela implique la deuxième posture : le « travail » est limité à ce qui est strictement nécessaire pour répondre aux besoins naturels. Au cas où celui-ci n’est pas suffisant, les cyniques recourent à une troisième posture : une forme particulière de mendicité, qui valorise la coopération non-marchande, et qui est pour cela encadrée par une certaine éthique [6].

Dans la conclusion de son commentaire, Helmer remet au clair le fait que penser la décroissance à travers les cyniques antiques ne revient pas à revendiquer un retour à des communautés naturelles autarciques, mais à penser une pratique visant à alerter, à interroger les institutions travaillées par la poluteleia – c’est-à-dire les médiations produites par la civilisation pour fonctionner, et qui éloignent l’humain de sa nature. Les cyniques font réfléchir les décroissants à propos du fait que « la vie simple qu’ils préconisent n’est pas sans pertinence dans une économie et une organisation sociale dont l’idée de bonheur semble avoir vécu, nous laissant toujours insatisfaits, et dont le coût matériel, moral et social est aberrant à bien des égards » (p. 54). On peut maintenant se pencher sur les choix de textes illustrant la pensée cynique.

Présentation choisie de la pensée cynique

Le premier texte est celui des trois qui, prenant le plus de place, nous occupera ici le plus longuement. Il s’agit du chapitre rédigé par Diogène de Laërce au sujet de Diogène de Sinope dans son ouvrage classique sur la philosophie grecque antique, Vie et doctrines des philosophes de l’Antiquité. Cet ouvrage, « composé probablement dans la première moitié du IIIe siècle de notre ère » (p. 59) recense des éléments sur les biographies et les pensées d’une quarantaine de philosophes antiques. Le traducteur de l’édition à laquelle se réfère Helmer [7] précise que Diogène de Laërce est un fort mauvais écrivain et que son livre est empli de défauts d’analyse et de difficultés de traduction, sans aucun esprit de synthèse ; les chapitres sont inégaux en taille et en qualité, et Diogène de Laërce compile des informations provenant de multiples sources, sans s’inquiéter de leur véracité ou du fait que certaines peuvent être contradictoires entre elles. Le chapitre concernant Diogène de Sinope ne fait pas exception. Il est presque entièrement reproduit dans le livre qui fait l’objet de la présente note de lecture, mais modifié en certains endroits par Helmer.

Diogène de Laërce commence dans ce chapitre par donner quelques éléments de biographie à propos de Diogène de Sinope, en insistant sur la « vie simple » [8] qu’il mène – se promenant partout avec pour seul bagage sa « besace qui renfermait sa nourriture », donnant les apparences d’un vagabond « mangeant, dormant, discourant partout où il se trouvait », avant qu’il prenne pour abri un « tonneau » (§ 22, p. 61).

Diogène de Laërce livre ensuite sans ordre spécifique de multiples frasques, traits d’esprit et anecdotes au sujet de Diogène le Cynique. Ce dernier s’étonnait souvent des contradictions de ses contemporains : par exemple que les esclaves ne songent pas à voler la nourriture de leurs maîtres. Il faisait observer qu’« il était chien de chasse, de ces chiens que beaucoup de gens louent, mais sans oser chasser avec eux » (§ 33, p. 67). Il considérait encore que « les infirmes, ce ne sont pas les sourds et les aveugles, mais ceux qui n’ont pas de besace » (§ 33, p. 66), c’est-à-dire ceux qui sont enchaînés par leurs possessions matérielles.

Diogène s’imposait également des « épreuves » (les « performances » dont parlait Helmer) : rouler dans le sable brûlant en été, embrasser des statues gelées en hiver, ou leur parler pour s’« habituer aux refus », manger de la chaire crue, aller à l’encontre de la foule, se masturber en public… il souhaitait ainsi « s’exercer au courage et à la patience ». Ces « performances » servent aussi et surtout à provoquer des prises de conscience chez ses contemporains : « il disait qu’il faisait comme les chefs de chœur, qui forcent le ton pour que les autres puissent arriver au ton juste » (§ 35, p. 67). Diverses répliques montrent par conséquent ce qui peut apparaître a priori comme une forme de misanthropie : « il se mit un jour à crier : « Hommes, accourez » et beaucoup de gens s’étant approchés, il les écarta avec son bâton en disant : « J’ai appelé des hommes et non des ordures » » (§ 32, p. 66). En réalité, Diogène fait preuve d’une forme d’humanisme, puisqu’à travers ces déclarations, il veut faire prendre conscience à ses contemporains que leur civilisation les éloigne de leur essence, de ce qui fait d’eux des humains : « Ayant allumé une lanterne en plein jour, il s’en allait criant : « Je cherche un homme » » (§ 41).

Pour autant, Diogène ne se veut pas un guide, car il avait un sérieux problème avec l’autorité [9]. Il a eu du mal à accepter ceux qui voulaient être ses disciples ; il se moquait souvent de Platon, des sophistes et rhéteurs publics, des bigots et superstitieux, des « magistrats, appelés hiéromnémons » [10], de Perdiccas qui l’avait menacé de mort… mais aussi d’Alexandre le Grand lui-même : « Alexandre vint un jour se placer devant lui, tandis qu’il se chauffait au soleil dans le Cranéion, et lui dit : « Demande-moi ce que tu voudras ». « Cesse de me faire de l’ombre », dit Diogène » (§ 38, p. 69).

À travers les anecdotes et citations rapportées par Diogène de Laërce, on décèle également que le fond de la doctrine de Diogène le Cynique n’est pas une révolte aveugle : « On disait devant lui que c’est un mal de vivre : « Non pas de vivre, reprit-il, mais de mal vivre » » (§ 55, p. 76). Pour lui l’humain corrompu par la civilisation peut réapprendre à vivre en humain en se livrant notamment à la réflexion philosophique : « Quelqu’un lui disait : « Je ne suis pas propre à la philosophie. — Pourquoi vis-tu donc, répliquait-il, si tu ne t’inquiètes pas de bien vivre ? » » (§ 65).

C’est surtout dans les derniers paragraphes du chapitre que sont présentées le plus systématiquement les thèses de Diogène [11] : « Il disait que l’ascèse est double, l’une psychique, l’autre porte sur le corps et produit, par un exercice constant, des représentations facilitant la pratique des actions vertueuses » (p. 82). Il ajoutait « qu’il n’y a absolument rien dans la vie qui puisse être bien fait sans ascèse, mais que celle-ci triomphe de tout » (p. 83). Il faut donc laisser de côté les « peines inutiles », et s’appliquer uniquement aux tâches qui sont « conformes à la nature » (ibid.). Prenant Héraclès en exemple [12], Diogène « considérait la liberté comme le premier des biens » (§ 71, p. 83). Par conséquent, « il se moquait de la noblesse, de la gloire et de toutes les choses analogues, qu’il appelait des parures du vice » (p. 84), et s’opposait à l’institution du mariage. Les dernières pages du chapitre sont consacrées à la fin et à la postérité de Diogène : décédé à l’âge de 90 ans, d’une raison dont on n’est pas sûr, il laisse plusieurs disciples et une multitude de textes désormais disparus. À l’époque où Diogène de Laërce écrivait ces pages, des monuments avaient déjà été érigés en l’honneur du Cynique.

Les deux autres textes choisis par Helmer pour illustrer l’apport du cynisme antique à la théorie de la décroissance sont beaucoup plus courts. Dans le premier [13], l’empereur Julien, « admirateur du cynisme », qui vécut au IVème siècle, retranscrit le discours qu’il tiendrait aux « cyniques grossiers et ignorants » pour leur rappeler que le vrai cynisme comporte une dimension ascétique (p. 89). L’apport spécifique de ce court extrait est de mettre en valeur la fonction sociale et politique des cyniques, comme le note l’empereur Julien : « ils cherchèrent avant tout le moyen de vivre heureux, et il ne se soucièrent des autres qu’autant qu’ils savaient que l’homme est de sa nature un être communicatif et sociable. Voilà pourquoi ils furent utiles à leurs concitoyens non seulement par leurs exemples, mais aussi par leurs discours » (p. 91). Selon Julien, Diogène avait une véritable ascèse philosophiquement justifiée : se vautrer dans un confort et des plaisirs artificiels est contraire à sa doctrine.

Le dernier extrait est un dialogue fictif, aux allures de dialogue socratique, dans lequel Lucien de Samosate adresse des questions naïves à un cynique pour tenter de le comprendre. La discussion s’engage sur l’allure de vagabond qui caractérise le cynique : « je ne suis point dans l’indigence, car il ne me manque rien de ce qu’exigent mes besoins » (p. 97), affirme ce dernier. Il fait remarquer qu’il n’est pas en mauvaise santé, donc qu’il n’y a pas de raison qu’il abandonne cette simplicité. L’interlocuteur rétorque alors au cynique que les divinités et la nature ont mis à disposition de l’humain « une foule de biens » pour combler leurs besoins mais aussi leurs « plaisirs » : s’en priver c’est donc faire affront aux divinités et à la nature et « vivre dans le malheur », voire une « vraie folie » (p. 98-99). Le cynique répond par une longue tirade en partant de la métaphore d’un banquet : on n’est pas obligé de goûter à tous les plats pour se rassasier, leur multitude et leur abondance est faite par les divinités et la nature « afin que nous ne nous jetions pas tous sur les plats, mais que chacun prenne le sien, celui qui est fait pour lui, et dont il a le plus besoin » (p. 100).

Le cynique critique ensuite vivement ses contemporains qui se donnent un mal fou pour accumuler confort et richesses : « Regarde ces maisons somptueuses, regarde ces habits magnifiques, et regardent tout ce qu’ils traînent à leur suite, par combien d’embarras, de travaux, de périls, il faut les acheter, disons mieux, par combien de sang, de meurtres, de carnage […] Que de combats, que de pièges à propos des richesses, amis contre leurs amis, enfants contre leurs pères, femmes contre leurs époux ! » (p. 101). Le cynique dénonce enfin ceux qui se servent de leurs « semblables comme de bêtes de somme », et qui conduisent « les hommes comme des ânes » (p. 102), avant de conclure en faisant observer que « le faible » et l’être dépendant sont ceux qui ont le plus de besoins : pour « bien vivre », comme dirait Diogène, il faut réduire ses besoins.

Conclusion

Les choses qu’on possédait, ce sont elles qui vous possèdent maintenant 

Chuck Palahniuk, « Fight Club » [14]

Si on conçoit la théorie de la décroissance comme une critique du productivisme et de la société de consommation, au nom d’un pas de côté vers une forme d’harmonie avec l’environnement naturel, auquel l’humain appartient, alors Diogène le Cynique peut apparaître comme un précurseur de poids. Ce qui nous apparaît chez lui comme une critique d’une forme de civilisation, comporte en effet des implications considérables quand on observe le nombre de penseurs qui ont eu, eux aussi, à critiquer diverses formes de vie en société, diverses formes de civilisation.

Mentionnons très rapidement des reflets de cette critique qu’on peut retrouver chez des penseurs que j’appellerais présocialistes, à savoir J.-J. Rousseau dans ses deux célèbres Discours et la correspondance qui les accompagne [15], ainsi que K. Marx dans ses premiers écrits [16]. Dans les textes de ces deux grands lecteurs de philosophie antique, la critique de la civilisation marchande et inégalitaire se fait principalement à travers la dénonciation d’une espèce de corruption de l’essence humaine (« aliénation », dit Marx, « dépravation », dit Rousseau), par toutes les composantes de la civilisation capitaliste naissante, par le cortège d’inégalités socioéconomiques et de régressions culturelles qu’elle comporte.

Marx comme Rousseau posent comme salut de l’humain l’harmonie retrouvée avec sa propre nature : Rousseau est célèbre pour ses hypothèses relatives à « l’état de nature » ; Marx en dialogue avec l’idéalisme allemand de sa jeunesse considérait l’humain comme un « être générique », un élément de la nature, qui se serait perdu lui-même à travers le développement de la propriété privée notamment. Le lecteur peut s’essayer à deviner si la citation suivante est de Marx ou Rousseau :

Le premier, qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne[17]

Entre ces penseurs présocialistes et la théorie de la décroissance conçue comme une critique de la société marchande, il n’y a qu’un pas. Le détour par Marx ou Rousseau nous permet cependant de mieux cerner les critiques qui peuvent être faites à la théorie de la décroissance telle qu’elle nous apparaît ici à la lecture de Diogène le Cynique. Ce dernier en effet, dans sa critique de la civilisation, a tendance à « forcer le ton », et, à travers ses frasques et son obsession pour les « besoins naturels », risque d’atteindre un autre extrême de la condition humaine. En effet cette posture peut nous amener à nous demander quelle différence y-a-t-il, au bout du compte, entre un animal sauvage et un humain rivé sur ses simples besoins naturels ?

Diogène répond, en un sens, en se comparant à un chien et en vivant avec une meute, en considérant que « les femmes doivent être communes » (§ 72, p. 84), qu’il n’y a « aucune impiété même à manger de la chair humaine » (§ 73, p. 84), que la mort n’est pas un mal « puisque quand elle est venue on ne la sent pas » (§ 68), etc. Cette critique radicale de la civilisation au profit de la seule loi de la nature connaît donc chez Diogène certaines dérives, qu’on retrouve plus tard dans l’irrationalisme et le vitalisme de critiques telles que celles de F. Nietzsche [18] ou d’É. Cioran. Chez ces deux auteurs en particulier, la pensée critique si riche, féconde et brillante soit-elle, est caractérisée par une porosité avec des idéologies très réactionnaires. Cette critique nihiliste ou tragique de la civilisation risque en effet à tout moment de se muer en une « apologie de la barbarie »[19], car la loi de la nature apparaît à beaucoup comme la loi du plus fort et, à travers la notion de « sélection naturelle », peut justifier l’élimination des plus faibles.

Se soumettre à un hypothétique état naturel en opposition à l’état civilisé revient en somme à une essentialisation de l’humain, c’est-à-dire à définir l’humain en l’enfermant dans une forme de vérité absolue et quelque peu arbitraire. Cela d’autant plus qu’à part en évoquant leurs « besoins » et leur quête du bonheur, les cyniques ne conceptualisent pas vraiment la nature de l’humain. À les lire, l’humain n’est qu’une bête sauvage qui s’est mise à penser… et encore, de nombreux objets de pensée sont indignes d’exister : Diogène le Cynique « dédaignait la musique, la géométrie, l’astronomie et les autres sciences de ce genre, sous prétexte qu’elles ne sont ni nécessaires ni utiles » (§ 73). Aux yeux de cette critique cynique la culture n’apparaît par moments comme rien d’autre qu’une perversion, et seule la philosophie trouve grâce, comme voie du bonheur et de la vertu.

L’obsession des « besoins naturels » me semble donc comporter certains risques. Tout d’abord parce que la séparation entre nature et culture est loin d’être aussi imperméable que le suggèrent les cyniques et les tenants de cette théorie des besoins naturels : comme le montre l’anthropologie notamment, de M. Mauss à Ph. Descola en passant par Cl. Lévi-Strauss, les besoins même a priori « naturels » de chaque individu lui sont propres, et sont relatifs à son mode de vie, à son époque, à sa culture, à sa société.

Surtout, la théorie des « besoins naturels » me paraît également comporter une faiblesse dans le sens où elle occulte ce qu’on pourrait appeler les besoins culturels, symboliques, techniques et scientifiques, qui font le propre de l’humain. À travers ces besoins, la civilisation peut certes engendrer l’inégalité et la concurrence, la guerre, l’impérialisme et les génocides, les obscurantismes et les dogmatismes, les hiérarchies ou ségrégations faussement biologiques, la destruction de l’environnement, etc., en somme : la civilisation peut contribuer à une aliénation, une perte de sens généralisée des existences. Cependant, à condition de faire preuve d’une certaine dialectique[20] dans l’analyse, on est contraint de reconnaître que l’esprit humain et la civilisation permettent aussi des progrès à notre espèce (en termes de bien-être matériel, de diminution de notre vulnérabilité face aux aléas de la nature, et en termes symboliques, de diffusion des savoirs et d’émancipation sociale, culturelle, intellectuelle…).

Le détour par le présocialisme et le marxisme hétérodoxe peut donc permettre de redonner à la critique de la civilisation son exigence d’émancipation collective, et d’envisager la théorie de la décroissance comme une ré-harmonisation avec la nature dans le sens d’une émancipation des humains en tant qu’espèce. Ainsi peuvent être évités les écueils des critiques nihilistes de la civilisation, foncièrement individualistes, autarciques, darwinistes ou chauvines. En rappelant que l’humain est avant tout une espèce, et que son rapport au monde est caractérisé par l’absence de destin figé et de vérité absolue, la critique dialectique de la civilisation incarnée par une partie de la décroissance et du marxisme hétérodoxe[21] est une remise en cause des destins collectifs qui nous sont présentés comme inéluctables par les tenants des utopies libérales, néolibérales et productivistes au pouvoir. La décroissance, dans cette perspective, fait écho aux pensées qui refusent la « fin de l’Histoire » et énoncent que nous n’avons d’autre choix, en tant qu’espèce, que d’écrire collectivement cette Histoire.

Notes de bas de page :

[1] Les données biographiques au sujet de Diogène sont issues de mon compte-rendu de lecture d’un livre de Baldacchino sur le philosophe cynique. Voir Jonathan Louli, 2015, « Une porte ouverte sur le cynisme antique », sur Nonfiction.

[2] Le courant cynique doit son nom principalement au fait que ses premiers adeptes se basent au gymnase de Cynosarges, ce qui signifie littéralement « chien rapide », « agile » ou « brillant », d’après Étienne Helmer (p. 10). Le grec ancien κυνός (kynós), relatif au chien, donnera en français le préfixe cyno-, qui désigne, de la même façon, ce qui se rapporte au chien. Diogène de Laërce rapporte l’anecdote suivante : « Interrogé pourquoi on l’appelait chien, [Diogène de Sinope] répondit : « Je flatte ceux qui me donnent, j’aboie après ceux qui ne me donnent pas et je mords les méchants » » (§ 60, p. 79).

[3] On peut, d’une part, en lire un compte-rendu sur le site Lectures, mais aussi avoir un aperçu de l’appropriation « décroissante » de l’épicurisme que fait Helmer à travers un article paru dans La revue du M.A.U.S.S

[4] Comme l’explique le philosophe Dany-Robert Dufour dans un ouvrage j’ai rendu compte sur le site Lectures.

[5] Helmer a commenté l’analyse de la mendicité par Platon et Diogène dans un article paru à la même époque que l’ouvrage commenté ici.

[6] Diogène de Laërce, Vies et doctrines des philosophes de l’Antiquité, suivies de La vie de Plotin par Porphyre, traduit par Charles Zévort, Paris, Charpentier éditeur, 1847. Cette édition est retranscrite en ligne à l’adresse suivante.

[7] L’édition de 1847 parle de « vie simple et austère » (§ 21), ce que Helmer a modifié en supprimant le « et austère » (p. 61).

[8] Diogène le Cynique est d’ailleurs le premier auteur présenté dans Christophe Verselle (dir.), 2007, Ni Dieu ni maître ! De Diderot à Nietzsche, une anthologie présentée par Christophe Verselle, Paris, Libro, p. 11-14, aux côtés de La Boétie, Lacenaire, Stirner, Proudhon, Bakounine, É. Reclus, Ravachol…

[9] « Voyant un jour les magistrats, appelés hiéromnémons, emmener un homme qui avait volé une fiole, il dit : « Les grands voleurs emmènent le petit » » (§ 45, p. 72).

[10] Ces passages ont été largement reformulés par Helmer. Notamment, à aucun endroit de l’édition de 1847 il n’est question d’« ascèse », cette notion étant introduite par Helmer dans le texte.

[11] Le gymnase de Cynosarges, lieu de rencontre des cyniques, était d’ailleurs un temple dédié à Héraclès, « le demi-dieu qui capture Cerbère à mains nues, le roi de la volonté » (Adeline Baldacchino, « Fugue. Diogène intempestif », in Diogène le Cynique, Fragments inédits, présentés et traduits par Adeline Baldacchino, Paris, Éditions Autrement, 2014, p. 46).

[12] Julien, Contre les cyniques ignorants (§ 14-15), in Œuvres complètes de l’empereur Julien, Paris, Plon, 1863, traduites par Eugène Talbot.

[13] Lucien de Samosate, Le cynique (§ 1-12), in Œuvres complètes de Lucien de Samosate, Paris, Hachette, 1857, traduites par Eugène Talbot.

[14] Chuck Palahniuk, 2013 (1ère éd. aux États-Unis : 1996), Fight Club, Paris, Gallimard, Collection Folio SF, p. 60.

[15] Jean-Jacques Rousseau, 1992, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Discours sur les sciences et les arts, Paris, GF Flammarion, présentation par Jacques Roger. « Semblable à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée qu’elle ressemblait moins à un dieu qu’à une bête féroce, l’âme humaine altérée au sein de la société par mille causes sans cesse renaissantes, par l’acquisition d’une multitude de connaissances et d’erreurs, par les changements arrivés à la constitution des corps, et par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire, changé d’apparence au point d’être presque méconnaissable », affirme Rousseau dès la préface de son Discours sur les inégalités (p. 157-158). Tout son discours et sa correspondance sont des critiques du « luxe » et des inégalités socioéconomiques, de la « dépravation » et du recul de la « vertu » qu’elles engendrent.

[16] Karl Marx, 1996, Manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, traduits par J.-P. Gougeon. « Le communisme est, en tant qu’abolition positive de la propriété privée (elle-même aliénation humaine de soi), appropriation réelle de l’essence humaine par l’homme et pour l’homme. C’est le retour complet de l’homme à lui-même en tant qu’être pour soi, c’est-à-dire en tant qu’être social, humain, retour conscient et qui s’accomplit en conservant toute la richesse du développement antérieur […] La religion, la famille, l’État, le droit, la morale, la science, l’art, etc., ne sont que des modes particuliers de la production et tombent sous la loi générale. La suppression positive de la propriété privée, l’appropriation donc de la vie humaine, signifie par conséquent la suppression positive de toute aliénation, le retour de l’homme hors de la religion, de la famille, de l’État, etc., à son existence humaine, c’est-à-dire sociale » (p. 144-145), affirme le philosophe allemand.

[17] Il s’agit de Rousseau, au tout début de la seconde partie du Discours sur l’inégalité.

[18] Voir par exemple sur mon blog la lecture que je propose d’un ouvrage de jeunesse de Nietzsche, La naissance de la tragédie.

[19] Émil Cioran, 2015, Apologie de la barbarie, Paris, L’Herne. Cet ouvrage est un recueil d’articles de jeunesse écrits par Cioran dans les années 1930, où l’auteur roumain critique autant la civilisation qu’il fait, paradoxalement, l’éloge de l’Allemagne hitlérienne et de son leader : « lorsqu’on est convaincu que toutes les opinions sont mauvaises, on en choisit une qui présente du moins un potentiel vital et dynamique, on l’impose et on détruit ses adversaires » (p. 92).

[20] J’utilise ce terme en référence à Theodor Adorno, Max Horkheimer, 1983, La dialectique de la Raison, Paris, Gallimard, Collection Tel, Trad. de l’allemand par Éliane Kaufholz.

[21] Il est d’ailleurs tout à fait révélateur d’observer que les présentations de plusieurs marxistes hétérodoxes tels que C. Castoriadis, A. Gorz ou M. Bookchin sont incluses dans la collection Les précurseurs de la décroissance.

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