Comment dire et penser l’engagement dans le travail social ? Raboter les langues de bois
Politique Sociologie et Anthropologie Travail social
29 Juin 2022
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Article :
Jonathan Louli, 2021, « Comment dire et penser l’engagement dans le travail social ? Raboter les langues de bois », in Le Sociographe, n°74, p.67-78
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Résumé :
Contre les langues de bois technocratiques et marchandes, les travailleurs et travailleuses sociaux « engagés » revendiquent souvent une démarche éthique, un projet politique… Mais ces manières de dire et penser les engagements sont-ils bien des fins en elles-mêmes ? Ne relèvent-elles pas elles aussi d’une forme d’idéalisme, ou de… langue de bois ?
Il faut à chaque instant se secouer de la suie des paroles
Ponge, 1967, p. 163
Dans la mesure où elle articule un ensemble de mots et de concepts, la langue porte largement la pensée, et donc le sens que chacun confère à son activité, à ses engagements. A fortiori, dans le travail social. Le sens des mots et la manière dont ils nous permettent de penser nos engagements évoluent avec le travail intellectuel que chacun réalise à travers les efforts de réflexivité, d’analyse de la pratique, de lecture et questionnements théoriques… Mais pas seulement.
L’activité elle-même, les problèmes pratiques et sensibles — et non plus conceptuels — ont une influence fondamentale sur la manière dont on construit le sens des mots et des engagements, sur la manière dont on interprète les choses : « c’est bien de notre rapport au réel dont il s’agit, au-delà des apparences ou des illusions » (Morel, 2016, p. 9). C’est précisément l’intérêt pédagogique des stages par exemple, que de mettre en situation pratique pour faire évoluer les conceptions. Et, de façon similaire, le travail intellectuel lui-même est largement déterminé par les conditions pratiques qui lui sont consacrées, notamment en termes de temps, d’espace et de matériel… En somme, l’activité et ses conditions concrètes, en nous confrontant à la réalité sensible, bousculent la pensée et la langue, et démasquent parfois la vacuité des langues de bois. Pour étudier les mots et les concepts à travers lesquels, dans nos secteurs professionnels, nous parlons de nos engagements, il faut donc toujours garder à l’esprit que ceux-ci sont pris dans des contextes concrets, des contingences, qui leur donnent des teneurs différentes : « Semblable à la chose, à l’outil matériel qui, dans différentes situations, reste le même, séparant ainsi le monde — chaotique, complexe, disparate — de ce qui est connu, un et identique, le concept est l’outil idéal qui permet de saisir toutes les choses par le bout où elles se laissent saisir. Et c’est ainsi que le penser devient parfaitement illusoire chaque fois qu’il tente de renier sa fonction de division, de distanciation et d’objectivation. Toute unification mystique reste une duperie » (Adorno, Horkheimer, 1983, p. 55).
Ainsi, Manuel Valls lui-même faisait observer qu’« on ne devient pas travailleur social par hasard », précisant que les professionnels du social sont des gens « de convictions, engagés, passionnés » (Valls, 2015). « Engagés » ? À quel point l’ancien Premier ministre souhaitait-il contribuer à « valoriser » l’engagement des professionnels ? Parlait-il bien du même engagement que celui revendiqué par les amis d’Avenir’Educ ou de la Commission de mobilisation du travail social Île-de-France ? Dans quelle mesure la langue de bois est-elle à même de s’emparer de ce qui pourrait viser à la contrer : l’engagement lui-même ? C’est en partant précisément de mes expériences de recherche en sciences sociales, puis de travailleur social et de militant, ces dix dernières années, que j’aimerais étudier en quoi les manières de dire et penser l’engagement dans le travail social sont traversées et brouillées par différentes formes de langue de bois, ballotées entre dogmes abstraits et injonctions paradoxales.
L’éthique est l’opium du peuple des travailleurs sociaux
À l’époque de mes premières recherches universitaires sur le travail social, il y a une dizaine d’années, j’ai été de celles et ceux qui considéraient que le secteur souffrait d’un défaut de « politisation », c’est-à-dire d’un défaut de « projet politique » général, aussi bien que d’un défaut d’engagement politique des travailleurs et travailleuses. En effet, je constatais, non sans déception, que nombre d’entre eux se méfiaient des choses politiques et faisaient plutôt référence à l’éthique pour parler de leurs engagements. J’admettais volontiers ce mode de pensée éthique, qui pouvait procurer sens et légitimité aux actions personnelles, mais j’étais pour le moins tracassé par le fait que les professionnels devaient affronter, parmi leurs publics, les conséquences, souvent individuelles, de problèmes généraux, économiques et politiques sur lesquels l’éthique ne donnait pas directement prise (Louli, 2019, p. 95-101). Mon problème était surtout que « l’éthique pose la question de la qualité de la relation à l’Autre » (Morel, 2016, p. 23) et ne semble pas aller beaucoup plus loin. Les efforts consacrés à la tenue d’une posture éthique m’évoquaient donc surtout une manière de se consoler, en occultant les réalités générales et les problèmes politiques à l’échelle desquels les travailleuses et travailleurs sociaux sont relativement impuissants : « l’éthique est de l’ordre de la pensée sur le tragique de l’existence » (Hajjaj, 2016, p. 16). En somme, une sorte de douce œillère, ou, comme on dit parfois en simplifiant à outrance cette analyse de Karl Marx sur la religion : un « opium du peuple » des travailleurs sociaux (Marx, 1982).
Il me semblait donc y avoir dépolitisation en ceci que l’éthique paraissait amener les professionnels à considérer que la dimension politique de leur travail devait sans cesse leur échapper. Une partie d’entre eux avaient ainsi ce que j’estimais être des « engagements contradictoires » (Louli, 2016), car ils et elles considéraient qu’il relevait de l’engagement éthique de ne pas se mêler de politique et de conserver une certaine « neutralité » dans la relation avec le public. Cela me semblait proprement illusoire, car ce que l’on est en tant que personne (âge, couleur de peau, genre, style vestimentaire, références culturelles, préjugés, manières de se tenir, de parler…) transparaît et biaise nécessairement la relation, en bien ou en mal : « l’endroit compte. Si vous demandez à un adolescent, psychotique ou non, quels sont ses projets, si vous êtes un monsieur de quarante ans dans un bureau de psychologue ou si vous êtes une jeune fille de dix-huit ans sur un banc du Luxembourg, à moins que le gars ne soit vraiment pas bien, vous n’obtiendrez pas la même réponse » (Deligny, 2007, p. 421). La neutralité pure n’étant jamais possible, comment éduquer à la citoyenneté, à la démocratie, à l’autonomie et l’esprit critique, en faisant de l’expression et de la confrontation des opinions politiques des tabous, me demandais-je ? Cette dépolitisation portée par l’éthique me semblait de ce fait rendre fort abstraite la manière de concevoir les engagements, comme l’illustraient à mes yeux les nombreuses « chartes » et considérations éthiques générales. Ces dernières me semblaient la plupart du temps aussi bavardes quant à l’implication personnelle et la posture dans la relation avec le public, que silencieuses à propos de l’implication institutionnelle et des rapports avec la hiérarchie et les instances de tutelle ! L’éthique, dans la mesure où elle occulte les dimensions politiques du travail social, me semblait donc contribuer à déconnecter du réel les manières de dire et de penser les engagements, à les sortir des contextes concrets d’intervention.
Ce caractère abstrait, décontextualisé, que je trouvais à l’éthique, me semblait précisément faciliter l’ethical washing, cette « instrumentalisation de l’éthique » par les langues de bois, « comparable au “greenwashing” » (Helfter, 2015, p. 31). Comme le faisaient observer différentes contributions du dernier numéro du Sociographe sur l’éthique, de plus en plus, « moraline et mercantilisme se donnent la main, l’esprit du temps porte à les accepter comme naturels (…) Derrière les appels à projets, les projets stratégiques et la concurrence féroce, pas une association de taille respectable à laquelle ne manque son comité d’éthique, organe officiant étrangement entre le consultatif et l’inutile, jusqu’au DEES [Diplôme d’État d’éducateur spécialisé] dont la dernière refonte certifie sur compétence que l’éducateur spécialisé dument diplômé sait “assurer une fonction de repère et d’étayage dans une démarche éthique” » (Chataigné-Pouteyo et Pouteyo, 2016, p. 43). Autrement dit, « le mot “éthique” est devenu un slogan pour bien vendre » (Hajjaj, 2016, p. 11).
Ainsi, il me semblait que la réflexion éthique, instrumentalisée ou lorsqu’elle prenait la forme d’une injonction à la neutralité, revenait finalement à entériner, à accepter implicitement, un ordre social établi, des rapports de domination et des situations d’injustices produits par les structures mêmes du système économique et politique qu’elle se refusait à critiquer ! Je voyais ce genre de posture dépolitisée et d’instrumentalisation de l’éthique mener à ce qui m’apparaissait alors comme des aberrations telles que l’idée selon laquelle l’« interrogation éthique » devrait amener à se demander « outre la relation à l’autre en vue de son émancipation, de son autonomie, quelle place le travail social souhaite occuper et occupe effectivement dans le fonctionnement de la société, et dans l’aide à la décision de l’État et des institutions ? » (Bouquet, 2006, pp. 244-245) J’étais atterré lorsque j’entendais des praticiens et des spécialistes revendiquer, comme forme d’engagement, d’un côté, la posture de neutralité éthique, s’interdisant la critique politique et, de l’autre, celle de conseiller (ou conseillère) du prince, quémandant à l’appareil d’État quelques mesurettes pour compenser de sa main gauche les ravages que faisait sa main droite…
En somme, suivant le regard que je m’étais construit en tant que jeune chercheur en sciences sociales critiques, il me semblait que l’éthique était avant tout une voie quelque peu spirituelle permettant d’échapper aux contradictions inhérentes à la condition de travailleuse ou travailleur social. Il me semblait donc que penser et dire les engagements dans le travail social à travers l’éthique impliquait de sortir ceux-ci de leur contexte, et donc de les séparer artificiellement de toute une partie de la réalité, de leur réalité. Pour dire les choses simplement et à travers un exemple tout à fait fictif et imaginaire : il me semblait discutable d’affirmer qu’une posture individuelle soit « éthique » lorsqu’on travaille dans une institution globalement maltraitante (pour les salariés comme pour le « public ») et pilotée par des politiques injustes ! L’éthique m’apparaissait de plus en plus comme un concept idéaliste, au contenu abstrait, qui évoquait la démarche personnelle, la posture professionnelle, mais qui, sans un indispensable travail d’interprétation et de recontextualisation, ne pouvait pas être une fin en lui-même dans la manière de dire et penser les engagements dans le travail social. Raison pour laquelle, à l’encontre de ce caractère abstrait et décontextualisé qui facilite l’instrumentalisation du concept d’éthique, je me réclamais plus volontiers de la vision des collègues et camarades considérant le travail social en lui-même comme éminemment politique, car pouvant contribuer à transformer la société… Comme je l’esquissais justement dans ma propre contribution au numéro du Sociographe sur l’éthique (Louli, 2016b). Les appels à la « repolitisation » me semblaient être une cure de désintoxication de « l’opium » éthique. Pourtant, depuis cette époque, mes pratiques et expériences ont fait évoluer mon regard sur ces questions…
La « repolitisation », une injonction thérapeutique
Après mes recherches universitaires sur le travail social, je suis devenu éducateur en prévention spécialisée. Par souci de cohérence avec les analyses et convictions développées à l’université, je me suis rapidement mis en lien avec différents réseaux syndicaux et militants œuvrant à la repolitisation du secteur. Avec eux, j’ai ainsi été amené à rédiger des tracts et appels à la mobilisation, j’ai donné des interventions orales pour défendre l’idée d’un « travail social émancipateur », j’ai essayé de convaincre des collègues via les réseaux sociaux ou lors de prises de parole publiques, j’ai manifesté, écrit des textes de lutte, j’ai même animé un « podcast » sur ce sujet pendant quelques mois, sur la défunte webradio Le trottoir d’à côté ! Le but de cette agitation était de promouvoir l’idée que le travail social nécessite d’être porté et resitué dans le cadre d’un « projet politique » général, un « projet de société ». Il fallait défendre cette vision globale de notre secteur, de sa place dans les démarches de transformation sociale, d’« émancipation ». Un constat s’est peu à peu imposé à moi : ces méthodes classiques de mobilisation et de construction d’un mouvement social marchent très mal auprès des travailleurs et travailleuses sociaux. La question n’est pas de savoir si cette approche est « bonne » ou pas, mais simplement de faire le constat que le travail social, ce n’est pas l’Éducation nationale, la SNCF (Société nationale des chemins de fer), les dockers ou l’usine Renault-Billancourt !
J’ai d’abord partagé la déception de mes camarades par rapport à « l’apathie » politique (Finley, 1994, p. 47-90) de mes concitoyens travailleurs sociaux, puis j’ai commencé à me questionner sur nos stratégies et nos appels à la politisation. Ce dont je me suis aperçu, c’est que pour les collègues « dépolitisés », nos stratégies de revendication d’un « projet politique », ou de construction d’un mouvement social, se présentaient avant tout comme des injonctions : « mobilisez-vous ! », « organisez-vous ! », voire des injonctions paradoxales : « prenez conscience ! », « vous ne pouvez rien changer à votre échelle, mais vous pouvez changer les choses à grande échelle ! ». Il m’a peu à peu semblé que notre approche s’avérait avant tout descendante, qu’elle relevait d’une « acculturation politique » par le haut (Rougerie, 1994). En somme, des injonctions qui, sans que je comprenne tout de suite pourquoi, paraissaient hors-sol, ou hors sujet par rapport au quotidien de nos collègues : « qu’on manifeste ça sert à rien », me répétaient par exemple certains collègues éducateurs que je tentais vainement de « mobiliser » contre la « Loi Travail ». Comment se mobiliser politiquement pouvait-il avoir l’air inutile aux yeux des collègues ? Cette approche de la politisation par le haut me semblait — et semble toujours — la plus pertinente lorsqu’il s’agit d’interpeller les décideurs politiques, les pouvoirs étatiques. Mais le problème qui m’est apparu est que cette manière d’envisager les finalités de l’engagement n’est simplement pas celle de la majorité des collègues dans le travail social : si beaucoup de travailleuses et travailleurs sociaux se disent volontiers « engagés », « militants », la majorité d’entre nous n’y met pas, au quotidien, un sens politique ! Un autre engagement ou militantisme politique, est-il possible ?
J’ai peu à peu réalisé que viser volontairement les améliorations concrètes, immédiates, même individuelles, plutôt que la transformation politique globale, était bel et bien une forme de militantisme. Que le pragmatisme, la ruse, la recherche de marges de manœuvre au quotidien, au service des gens, plutôt que l’affrontement ouvert avec les pouvoirs étatiques, constituaient des pratiques engagées ! Que, finalement, dire et penser les engagements uniquement en écho à un « projet politique » global tendait à éloigner ceux-ci de leurs conditions pratiques, de leurs fondements concrets, à savoir la solidarité en acte avec les personnes accompagnées par chaque collègue. Raison pour laquelle, par exemple, beaucoup de collègues trouvent contradictoire, par rapport à leurs engagements professionnels auprès de leurs « publics », le fait de s’absenter une journée pour faire grève contre une réforme gouvernementale. J’ai ainsi commencé à considérer que, en tant que participation à un « projet politique » porté par des forces prêtes à en découdre avec les pouvoirs étatiques, l’injonction à la politisation par le haut tendait, en somme, à décontextualiser les engagements, à les éloigner du « terrain », à les rendre plus abstraits aux yeux des collègues qui cherchaient avant tout à soutenir concrètement leurs « publics » respectifs par des améliorations immédiates. Ce caractère décontextualisé, lointain, potentiellement abstrait, de l’engagement pensé en termes de politisation par le haut, est précisément accentué par le caractère flou et équivoque de la notion de « politique » elle-même ! Le quiproquo le plus courant est lorsque des collègues refusent de se considérer engagés politiquement par crainte de tomber dans du prosélytisme et que nous leur répondions que le travail social est intrinsèquement politique ! Je me suis petit à petit aperçu que cette position ne peut suffire à penser et dire les engagements, car tout est politique : de la consommation alimentaire à la cérémonie des Oscars, en passant par les statues (surtout celles qui se font déboulonner), le prix de l’essence et les gilets jaunes dans nos voitures, la quantité de fois que je tire la chasse d’eau chez moi, etc. Tenter d’être plus précis en disant que le travail social doit être porté par un « projet politique » n’apporte, en soi, pas beaucoup plus d’éclairages, car finalement le travail social est déjà traversé par des instrumentalisations politiciennes et par des projets politico-gestionnaires qui le font délibérément tendre vers l’industrialisation (Louli, 2018) ! Difficile de dire qu’il n’y a pas de « projet politique » pour le travail social quand on apprend l’entrée au Haut conseil du travail social de Christine Boutin, alors présidente du Parti chrétien démocrate, ou la participation de Christophe Itier, ancien directeur de La Sauvegarde du Nord, à la campagne d’Emmanuel Macron et à un ministère, ou encore le discours de Manuel Valls lui-même sur l’engagement des travailleuses et travailleurs sociaux au service des « valeurs républicaines » ! Avec ces illustres militants politiques, partageons-nous la même vision de la politisation, de l’engagement, dans le travail social ?
Alors, comment les injonctions à la politisation ne pourraient-elles pas elles-mêmes prendre la forme de langues de bois abstraites si elles n’affirment pas clairement, concrètement, le (ou les ?) projet(s) politique(s) qu’elles défendent ? Et comment, en affirmant trop clairement et concrètement leurs projets, ne pourraient-elles pas prendre la forme de propagandes idéologiques et cliver les collègues ? La politique m’apparaissait de plus en plus comme un concept idéaliste, au contenu abstrait, qui évoquait la dimension collective, la transformation des structures sociales, mais qui, sans un indispensable travail d’interprétation et de recontextualisation, ne pouvait pas être une fin en elle-même dans la manière de dire et penser les engagements dans le travail social. Tel m’a semblé être l’impasse dans laquelle se trouvaient ces injonctions à la politisation par le haut et la cause de la difficulté d’une majorité de collègues à dire et penser leurs engagements suivant ces registres lointains. Mon expérience de travailleur social m’avait peu à peu convaincu que le plus important et le plus efficace étaient de partir des mots et pensées des gens, de leurs réalités, de leurs intérêts, non pas d’une injonction, d’un programme ou projet général auxquels les faire adhérer. Parvenu à ces questionnements, il m’a donc semblé indispensable d’en revenir aux spécificités de l’activité des travailleurs et travailleuses sociaux, aux conditions concrètes de leurs engagements, afin de bien recontextualiser les enjeux et visées de ceux-ci.
Piste de réflexion : la radicalité contre les langues de bois
Penser que les engagements en travail social sont en eux-mêmes éthiques, c’est occulter les conditions réelles de l’activité, par la spiritualité et la morale. Affirmer que les engagements en travail social sont en eux-mêmes politiques, c’est dissoudre les visées et spécificités de ceux-ci dans des abstractions générales. Par leurs dimensions idéalistes, « éthique » et « politique » présentent ainsi toutes deux, chacune à leur manière, le risque d’éloigner du terrain les manières de penser les engagements dans le travail social : le risque, donc, de se muer en langues de bois. Pour autant, faut-il jeter ces deux beaux bébés avec l’eau de leur bain conceptuel, voire fumeux ? Il ne me semble pas ! Est-il possible, dès lors, de sauver l’éthique et la politique de l’idéalisme, de la spéculation, afin de les rendre opérationnelles pour penser les engagements en travail social, dans toute la diversité de leurs contextes, de leurs réalités ? Tenter de répondre à cette question implique de recontextualiser ces engagements eux-mêmes, autrement dit, de répondre à la question : qu’est-ce que le travail social, concrètement ?
Certains disent que le travail social est un champ institutionnel et réglementaire, d’autres que c’est un art de faire, une activité relationnelle, d’autres que c’est un corps de métiers, de professions. Certains considèrent qu’il vise à domestiquer les classes populaires, d’autres qu’il vise à alléger les souffrances et permettre au système de tourner tant bien que mal, d’autres encore qu’il vise l’émancipation et la transformation sociale. Il n’y a pas plus d’accords concernant les secteurs qui composent le travail social, au-delà de l’éducation spécialisée et du service social : médiation, politique de la ville ? Caritatif, bénévolat ? Animation, éducation populaire ? Médico-social, insertion ? On va même parfois jusqu’à dire que le travail social « veut » ceci, « cherche » cela : il aurait donc une volonté ? A-t-il une adresse, un endroit où on peut le rencontrer, l’interviewer, pour être fixé ? Finalement, à travers le flou artistique qui l’entoure, le concept même de « travail social » ne relèverait-il pas lui-même d’une forme de langue de bois, d’une abstraction bien pratique pour amalgamer ou occulter des réalités qui parfois n’ont rien à voir entre elles ? Déterminer de quoi le travail social est le nom ne peut se faire à partir d’idées déconnectées des situations concrètes, de la réalité de la pratique, mais à travers une approche radicale, c’est-à-dire en repartant de ce qui se trouve matériellement à sa racine, à savoir les sujets humains : « La théorie est capable de saisir les masses, dès qu’elle argumente ad hominem, et elle argumente ad hominem dès qu’elle devient radicale. Être radical, c’est saisir les choses à la racine, mais la racine pour l’humain [Mensch], c’est l’humain lui-même » (Marx, 1982, p. 390). En somme, le travail social ne peut se définir a priori par des lois, des idées politiques ou morales générales, des normes institutionnelles ou réglementaires, mais par ce que font les « masses » des gens qui sont les premiers concernés par lui, dans différentes situations. À travers cette approche radicale du travail social, il n’y a donc pas à chercher bien loin ce qui fait la spécificité de celui-ci : le lien entre sujets humains pris dans des contextes déterminés. Autrement dit, si toutes les activités des sujets humains ont comme racine, même très indirectement, le rapport à d’autres sujets humains (ne serait-ce qu’à travers des objets fabriqués par d’autres), la spécificité du travail social est de donner à voir cette racine mise à nu : les relations humaines, intersubjectives (entre sujets), dans leurs différents contextes. Il me semble donc que la première condition pour dire et penser les engagements dans le travail social, au-delà de toute abstraction, serait de voir ceux-ci comme des engagements entre personnes concrètes, que des idées, lois, valeurs, etc., viennent enrober dans des contextes politico-institutionnels spécifiques : « il y a toujours du rapport à l’homme… Ce ne sont pas les choses qui parlent entre elles, mais les hommes entre eux qui parlent des choses et l’on ne peut aucunement sortir de l’homme » (Ponge, 1967, p. 167).
Le « travail social », l’« éthique », la « politique » sont des ensembles conceptuels qui n’ont aucun sens en eux-mêmes, sauf à tomber dans l’idéalisme et croire que ces « choses (…) parlent entre elles ». Leur signification, leur lien avec les engagements des travailleurs et travailleuses sociaux dépendent de ce que font, de ce que pensent, de ce que disent les gens concernés par ces choses, dans différents contextes. Il n’y a nulle « essence » du « travail social » qui flotterait dans le ciel en attendant d’être découverte. Déterminer en quoi éthique et politique peuvent nourrir les engagements dans le « travail social » implique donc de se défaire de tout idéalisme, et de se référer continuellement à la manière dont des personnes engagées, dans des contextes déterminés, conçoivent le « travail social » et, plus précisément, ses fins et ses moyens, sa forme et son fond. En songeant toujours que, de la même façon que lorsqu’on parle d’éthique ou de politique, l’engagement dans le « travail social » n’est jamais une fin en soi : sa signification, ses implications, dépendent de ce que des personnes concernées y mettent, de ce qu’elles y font concrètement… « Autre conclusion possible : se moquer de la logique lors qu’elle va à l’encontre des intérêts de l’humanité » (Adorno, Horkheimer, 1983, p. 229). Si, en effet, une approche radicale de ce qu’on appelle couramment le « travail social » nous suggère que ce dernier s’enracine dans des rencontres entre sujets humains, il resterait encore à déterminer comment et à quelles conditions, concrètement, les personnes engagées dans ces rencontres peuvent-elles contribuer à servir quelque chose comme les « intérêts de l’humanité » ? Objet d’une possible prochaine contribution, si mes conditions matérielles me le permettent…
Bibliographie
Adorno, Theodor et Horkheimer, Max, La Dialectique de la Raison, Paris, Gallimard, 1983.
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Chataigné-Pouteyo, Lucie et Pouteyo, Michael, « Du sens à l’action : quelle place pour l’intention en éducation spécialisée ? », in Sociographe, n° 54, L’éthique face au réel, 2016, pp. 43-53.
Deligny, Fernand, « Le groupe et la demande : à propos de La Grande Cordée », in Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, pp. 418-425.
Finley, Moses, Démocratie antique et démocratie moderne, Paris, Payot, 1994.
Hajjaj, Hassan, « L’éthique en acte », in Sociographe, n° 54, L’éthique face au réel, 2016, pp. 11-17.
Helfter, Caroline, « Le travail social en quête d’éthique », in Actualités Sociales Hebdomadaires, n° 2918, 2015, pp. 30-33.
Louli, Jonathan, « Des engagements contradictoires en prévention spécialisée », in Praxis, n° 3, Histoire(s) d’engagement, 2016, pp. 161-175, accessible en ligne
Louli, Jonathan, « Questions éthiques depuis la prévention spécialisée », in Sociographe, n° 54, L’éthique face au réel, 2016b, pp. 55-64, accessible en ligne
Louli, Jonathan, « Le travail social en voie d’industrialisation ? », in Sociographe, n° 64, L’arroseur arrosé. Quand le travail social souffre de précarité, 2018, pp. 95-102, accessible en ligne
Louli, Jonathan, Le travail social face à l’incertain. La prévention spécialisée en quête de sens, Paris, L’Harmattan, 2019, informations en ligne
Marx, Karl, « Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel », in Œuvres. III. Philosophie, Paris, Gallimard, 1982 [1844], pp. 382-397, voir ma note de lecture en ligne
Morel, Didier, « Quand faire c’est dire », in Sociographe, n° 54, L’éthique face au réel, 2016, pp. 7-9.
Morel, Didier, « Éthique et réalités. Calmer l’espoir », in Sociographe, n° 54, L’éthique face au réel, 2016b, pp. 19-30.
Ponge, Francis, Le partis pris des choses, Paris, Gallimard, 1967, voir ma note de lecture en ligne
Rougerie, Jacques, « Le mouvement associatif populaire comme facteur d’acculturation politique à Paris de la révolution aux années 1840 : continuité, discontinuité » in Annales historiques de la Révolution française, n° 297, 1994, pp. 493-516.
Valls, Manuel, allocution prononcée à Paris le 2 septembre 2015. URL : http://guadeloupe.drjscs.gouv.fr/sites/guadeloupe.drjscs.gouv.fr/IMG/pdf/discours_manuel_valls.pdf