Comment le mouvement ouvrier a changé Paris…
26 Nov 2014
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Note de lecture de :
Maurizio Gribaudi, Paris ville ouvrière. Une histoire occultée (1789-1848), Paris, La Découverte, 2014, 400 p.
Disponible à l’adresse suivante : Lectures
Site de l’éditeur : La Découverte
Maurizio Gribaudi, historien du XIXe siècle et de la classe ouvrière, signe ici un volumineux ouvrage sur un aspect, à ses yeux minimisé, de l’histoire sociale parisienne : la formation et la consolidation de liens sociaux et politiques dans les quartiers populaires du centre ville, de la Révolution de 1789 jusqu’à celle de 1848.
Comme l’indiquent le sous-titre de l’ouvrage et l’introduction, Gribaudi cherche donc à restituer une « histoire occultée », ou du moins déformée, par le fait que l’historiographie a généralement tendu à relayer les discours dominants des observateurs des quartiers populaires de l’époque, discours progressivement dominés par l’inquiétude, voire le mépris.
C’est la raison pour laquelle l’auteur restitue, dans une première partie, les regards et expertises des divers groupes sociaux légitimes, et leur glissement progressif vers des accents stigmatisants et moralisateurs. Les groupes d’acteurs qui contribuent le plus à la formation du regard sur les quartiers populaires parisiens pour la période étudiée sont ici les hygiénistes et autres techniciens sanitaires et sociaux, l’administration publique, locale ou nationale, souvent de collusion avec la bourgeoisie et l’aristocratie locale (propriétaires et grands patrons), enfin les milieux de la culture, depuis les jeunes bourgeois alimentant le courant romantique jusqu’à la presse, en passant par la littérature boulevardière.
Si, à l’aube du XIXe siècle, les points de vue sont plutôt indulgents, ou condescendants, à l’égard des quartiers populaires, c’est surtout à partir des années 1830 que commence à se former un regard plus sévère.. Les autorités sanitaires et politiques, d’abord, surprises par la virulence de l’épidémie de choléra de 1832, tendent à affirmer un lien entre paupérisation et « dépravation » sanitaire et morale. Puisque ces « masses devenues dangereuses » (p. 115) semblent responsables de leur sort misérable, et pour contrer un éventuel abandon des quartiers populaires du centre ville par les groupes sociaux aisés, on commence à songer à des réaménagements de la ville. Ensuite, une partie du mouvement romantique, de la littérature boulevardière et de la presse amorce un sociocentrisme bourgeois qui stigmatise plus ou moins explicitement les espaces populaires perçus comme lugubres ou décadents, tandis qu’une autre partie de ces auteurs et commentateurs opère un virage vers la frivolité acritique, sous l’effet du retour de la censure pendant la Monarchie de Juillet. De part et d’autre, pendant que le regard sur les quartiers populaires s’appauvrit, s’endurcit et se brouille, la « modernité pétillante » des quartiers bourgeois de l’ouest est célébrée.
Après avoir restitué la convergence d’« images stéréotypées » des espaces et groupes populaires, qui concourent à former une représentation homogène de ces lieux dans leur inquiétant et misérable désordre, Gribaudi prend ses distances avec l’ensemble de ces discours dominants pour étudier des « images plus précises » de ces quartiers, dans la deuxième partie de l’ouvrage.
La réalité restituée par l’auteur est très différente des images sombres rapportées précédemment. Tout d’abord, l’essor démographique que connaissent ces quartiers contredit les théories sur l’abandon du centre ville, défendues par des observateurs bourgeois contemporains, inquiets de la fuite des groupes sociaux aisés vers l’ouest parisien. C’est surtout la vente des biens nationaux enclenchée après la Révolution qui amène de profondes mutations dans l’organisation physique de ces lieux : de nombreux bâtiments et espaces sont libérés, réaménagés, détruits, en vue d’absorber la croissance démographique, mais aussi et surtout l’important développement industriel de l’époque.
En effet, depuis la fin du XVIIIe, ces quartiers populaires du centre ville de Paris s’industrialisent fortement avec les progrès de la chimie (qui parvient à mettre en pratique ses découvertes théoriques), avec l’ouverture du secteur du traitement et recyclage des déchets en tous genres [1], mais aussi avec l’entrée en guerre du gouvernement révolutionnaire puis impérial, qui nécessite d’importants efforts au niveau de la production. Ces différents facteurs ont une influence profonde sur la morphologie des quartiers, de plus en plus occupés par la « fabrique collective » qui émerge du fait de l’interdépendance professionnelle des multiples ateliers, fabriques, usines, commerces et autres groupements de travailleurs. Le bâti du centre ville se densifie, évolue au grès des multiples lieux de production, de stockage et de commerce qui se développent, des « passages à ciel ouvert » qui sont percés, et des îlots de bâtiments qui se spécialisent jusqu’à devenir de « véritables usines à ciel ouvert » (p. 205).
La rive droite de Paris se constitue alors petit à petit d’immeubles grouillant d’activités industrielles, qui sont autant de « microsociétés » cohérentes et hiérarchisées autour d’une production spécialisée. La rive gauche quant à elle est sensiblement plus pauvre, et se caractérise par une « physionomie » relativement hétérogène d’ouvriers peu spécialisés et précaires, de petits commerçants et artisans. En suggérant qu’une source d’information particulièrement importante peut être trouvée dans les archives de la justice de paix[2], Gribaudi montre enfin que sur l’une et l’autre rives du centre ville, les habitants développent des réseaux relationnels très denses à partir de leurs appartenances communes géographiques ou professionnelles.
Ainsi,
(…) là où les regards des savants et des édiles ne voyaient qu’un dense bâti vétuste et insalubre, peuplé par une population maladive et dangereuse, nous avons découvert un territoire ciselé par une population pauvre mais énergiquement affairée dans les mille activités déployées dans ces lieux.
Gribaudi, p. 241
Ce renforcement des liens sociaux amène insensiblement une mise en question des rapports sociaux hiérarchiques et de l’organisation du travail ouvrier. Cette mise en question se fait progressivement plus revendicative et cohérente sous l’influence de divers facteurs ; ce processus de politisation des groupes populaires constitue une « montée vers le politique » [3] qui est, avec ses nombreux éclats à partir de 1830, l’objet de la troisième et dernière partie, la plus conséquente de l’ouvrage. Les lieux et pratiques de la sociabilité populaire, que l’auteur étudie notamment à partir de la pratique omniprésente du chant et de la danse dans l’espace public, les goguettes et les guinguettes, sont les témoins d’une politisation et d’une critique sociale croissantes, jusqu’à être réglementés, si ce n’est censurés, par la Monarchie de Juillet. Le monde du travail également devient un champ de tensions et de revendications contradictoires : si le développement des sociétés de secours mutuel, les grèves et coalitions ouvrières favorisent une prise de conscience collective, le patronat et les autorités organisent également une propagande et une répression à l’encontre de ces agitations perçues comme déraisonnables.
L’évènement clé est l’insurrection de juillet 1830 qui, bien qu’initiée par des groupes bourgeois, a compté parmi les rangs de ses combattants une majorité d’habitants des quartiers populaires. Par cette insurrection, la classe ouvrière prend conscience de sa force considérable, et c’est peut-être la raison pour laquelle, de 1830 à 1834, se développent de nombreuses contestations qui partent « du bas » et sont soutenues par les républicains radicaux, les saint-simoniens et certaines loges franc-maçonniques. Entre le mouvement ouvrier et ces courants contestataires s’établissent certaines connexions et « résonnances », mais chacun garde son autonomie, sauf peut-être dans les moments où la rue unit tous ceux auxquels est opposée la répression étatique ; la tension monte régulièrement au cours des années 1830 et 1840, décennies parsemées de « promenades » ouvrières et manifestations, de grèves et de coalitions ouvrières auxquelles font écho les émeutes et actions armées républicaines et socialistes.
Enfin, à l’exact opposé des discours dominants et du « savoir bourgeois » étudié au début du livre, Gribaudi rapporte le développement de multiples organes de presse et d’information écrits par et/ou pour les ouvriers, et qui sont producteurs et porteurs d’un savoir social concret et lucide sur les quartiers populaires. D’une part, les tumultes et contestations amènent les classes ouvrières à rendre plus précis et plus cohérent leur projet politique fondé sur l’idée d’association dans l’organisation du travail, et sur la démocratie locale dans la vie publique. D’autre part, à l’image de Pierre Leroux, certains acteurs issus du mouvement ouvrier tentent de faire la jonction entre ces savoirs populaires et une nouvelle « science sociale » destinée à s’approcher le plus fidèlement possible de la réalité des classes populaires pour tenter d’en améliorer la condition.
Dans cette situation, on voit donc se développer un véritable modèle alternatif de « modernité ouvrière », qui s’affronte au modèle bourgeois tel que celui qui se développe dans les quartiers de l’ouest parisien et dans diverses instances politiques et civiles. Cette lecture permet à l’auteur d’envisager l’échec de l’insurrection de juin 1848 comme une victoire décisive de la bourgeoisie, qui a eu notamment pour conséquence le réaménagement radical des quartiers populaires par le préfet Haussmann, concrétisation d’un modèle urbain et social de « reconquête du centre ville » pensé dès l’aube du XIXe.
Au final, en approchant une globalité de facteurs permettant de comprendre l’évolution des quartiers populaires parisiens dans une période charnière, Gribaudi donne à voir une histoire riche et tumultueuse. Cette histoire est celle du développement d’un « protagonisme ouvrier » s’affrontant à des forces conservatrices dominantes, dont les stratégies résonnent d’une étrange et triste actualité : stigmatisations morale et culturelle acharnées, mécanismes de répression juridique, policière et militaire, processus d’encadrement par l’urbanisme, le sanitaire, le financier…
Notes de bas page :
[1] Guillerme André, La naissance de l’industrie à Paris. Entre sueurs et vapeurs : 1780-1930, Paris, Éditions Champ Vallon, 2007.
[2] Justice instituée en 1790, destinée à réaliser un travail de « conciliation » au niveau local, voulue comme « souple et gratuite », pour arbitrer les conflits et « les actes les plus importants de la vie relationnelle » (p. 225).
[3] Rougerie Jacques, « Le mouvement associatif populaire comme facteur d’acculturation politique à Paris de la Révolution aux années 1840 : continuité, discontinuités », in Annales historiques de la Révolution française, vol. 297, n° 1, 1994. URL : https://www.persee.fr/doc/ahrf_0003-4436_1994_num_297_1_1855