De la philosophie sociale à la pédagogie sociale : Laurent Ott
31 Oct 2024
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Laurent Ott, 2016, La rage du social, Éditions du Monde Libertaire
Laurent Ott est un nom connu pour qui est familier des revues de recherche en travail social, du magazine Lien Social, ou encore du renouveau de la pédagogie sociale depuis le début des années 2000. Travailleur social, cadre dans le social et l’éducatif, formateur et docteur en philosophie, Laurent Ott est co-fondateur de l’association Intermèdes Robinson, en Essonne. Au sein de différents réseaux, il promeut une pratique socio-éducative « hors les murs » nommée la « pédagogie sociale« , qui prend place dans différents milieux de vie, à destination des enfants et familles. Dans ce cadre, il a longtemps rédigé des chroniques pour accompagner la vie de l’association et faire connaître ses actions, réfléchir aux enjeux et aux aléas de « la Réalité dure et résistante » (p.5) qu’il y a parfois à affronter. Ce petit livre publié aux Editions du Monde Libertaire, proches de la Fédération Anarchiste, est un recueil d’une partie de ces chroniques.
De la philosophie sociale critique
Une partie des chroniques déploie un regard critique sur la société et les institutions socio-éducative, à travers une « philosophie sociale », comme l’appelle L. Ott, non dénuée de matérialisme.
L’auteur s’en prend ainsi au pourrissement de la devise républicaine. Se départant de tout idéalisme, il invite à revisiter ces valeurs fondatrices de notre système d’action sociale… Quitte à les renommer.
Au sein des écoles et de l’ensemble des institutions socio-éducatives, l’apprentissage de la Liberté est généralement vu et limité comme étant celui des « règles » et des « limites » et, ce, depuis quelques décennies (…) Pour la plupart de nos contemporains et singulièrement les éducateurs eux-mêmes, la notion de liberté est réellement en passe d’être identifiée et réduite à celle de sa limitation (…) Quel pourrait être un véritable apprentissage individuel et collectif de la liberté, et en particulier au sein des institutions sociales et éducatives ? Nous ne savons plus. L’imaginaire social et créatif des éducateurs et acteurs sociaux s’est, dans ce domaine, tari. Nul ne pense à nommer la Liberté comme idéal ou but éducatif. Alors, quant à la donner… (p. 26-27)
En s’absentant des discours éducatifs et institutionnels, la liberté se mue petit à petit en Libertude :
La Liberté n’est plus jamais vécue comme pratique, exercice ou expérience, dans un contexte social. À l’inverse, j’appelle Libertude, ce qui m’apparaît comme une déformation du concept de Liberté, pour lequel celle-ci n’est plus vue que comme faculté de se désister, de se retrancher ou de s’exclure de l’expérience sociale commune. Je ne me vis plus que comme exception et non pas comme quelqu’un qui conquiert de nouvelles possibilités pour autrui (p.28).
Le concept d’égalité quant à lui s’est vite réduit à la simple égalité face à la loi (p.29). Dorénavant de nombreuses institutions renforcent les inégalités : on parle de santé ou d’école à deux vitesses. Les initiatives promouvant l’égalité sont rares et visent surtout à éduquer les classes populaires (p.30-31). Au final, l’ « égalitude » qui remplace l’égalité est une « machine à fabriquer de l’indifférence » :
L’Egalitude produit de manière industrielle, systématique, à grande échelle, de l’indifférence au destin des autres. Elle nous désensibilise, nous rend inattentifs aux problèmes sociaux. Au nom d’une supposée équivalence inconsistante entre les êtres humains, elle nous retranche de l’humanité concrète et vécue et nous place dans une position mensongère d’extériorité (p.31).
Enfin, le vivre-ensemble bienveillant n’existe plus, les manifestations communautaires sont encadrées. La fraternité est désormais introuvable chez nous :
A la place, nous avons la « Fraternitude » ; une Fraternité de paillettes, faite d’émotions publiquement propagées à l’occasion de quelque drame ou désastre ; une fraternité de supporters ; une fraternité à grande distance, qui s’applique à des lointains théoriques, mais qui n’inclura jamais mes proches, si différents. Une Fraternitude aussi stérile qu’inconsistante (p.32)
Poursuivant sur le recul des valeurs émancipatrices et leur mutation en leur contraire dans notre contexte social déterminé, L. Ott pointe par ailleurs le fascisme montant et « l’annulation de la vie sociale » pour raisons de sécurité, dans des lignes d’une saisissante actualité. Selon lui, nous ne sommes plus dans la loi mais dans la norme. On s’insensibilise au sort des autres car tout le monde est censé aller dans le même sens : « le fascisme commence quand la norme devient dogme » (p.43). Quand toute anomalie aura été éliminée, la norme deviendra dogme, c’est-à-dire un fascisme. Ce dernier ne vient pas d’en bas : « le fascisme moderne, celui qui nous arrive, est un fascisme qui vient d’en haut, des institutions, des administrations, et de ceux qui les servent » (p.44).
Ott déplore qu’en raison des différents « événements » (les attentats de 2015 notamment…) la vie publique est limitée. Il y a des « censures » et « autocensures » sur les usages des espaces. Nous n’avons plus de « lieu public », les déplacements deviennent problématiques (p.50). Ces constats rappellent (ou anticipent) ceux qui ont pu être faits quelques années plus tard avec le confinement… « L’autoenfermement n’a pas de limite ». Mais ce dont on s’aperçoit c’est qu’un appauvrissement de la vie publique a comme conséquence un appauvrissement de la vie privée. Les mesures prises par précaution se sont emballées : on ne sait plus très bien de quoi on a peur ni pourquoi on limite la vie sociale (p.51). La peur devient contagieuse :
Une ambiance de paralysie s’empare de l’opinion et de la société. On attend des mots d’ordre, on demande à être rassuré. On ne fait plus rien sans en demander l’autorisation. Dans le doute, on annule tout (p.53).
Face à ces dérives générales, les travailleur·euse·s du scoail ne peuvent manquer de se sentir à la fois responsables et impuissants : c’est dans cette « double contrainte » que L. Ott voit la base de l’état de précarité. La précarité c’est de ne pouvoir maîtriser ce qu’on nous enjoint de maîtriser :
ce double mouvement d’obligation de contrôle sur ce qu’on nous a enlevé, d’injonction d’exercer un contrôle alors qu’on est privés de tout pouvoir, envahit l’ensemble de la vie personnelle, sociale et publique de ceux qui dès lors deviennent des précaires (p.61).
Le chômeur, le pauvre, le parent face aux injonctions sont concernés… Tout comme le travailleur social, devenu « comptable de son activité » (p.61) :
N’est-il pas censé la contrôler par le projet, par l’évaluation, par des contrats et des objectifs ? Et au même moment que voyons-nous du point de vue de son pouvoir d’agir ? où sont ses moyens ? Où est sa liberté qui lui permettrait d’exercer une telle maîtrise ? On la lui retire. Et c’est ce double mouvement qui cause son désarroi et sa souffrance institutionnelle et professionnelle (p.62)
L’autonomie, par exemple, érigée en valeur suprême, est appliquée comme une injonction, sans tenir compte des besoins, rythmes et caractéristiques des personnes. En ce sens, elle porte surtout un « projet ultralibéral » :
Nous ne déplorons pas simplement cette tendance des pratiques éducatives et sociales d’imposer l’autonomie des « usagers », d’une manière obligatoire, et dans un temps délié et inadapté pour les individus. Ce n’est pas la recherche d’efficacité ou l’utilitarisme affiché qui nous dérange. Notre critique est plus radicale : c’est l’autonomie elle-même, comme valeur suprême, comme injonction sociale qui nous paraît être de même nature que les problématiques sociales qui menacent la société tout entière. Le projet ultralibéral pour notre société, celui qui s’impose par imprégnation des pratiques, voudrait nous faire passer d’une société qui protège ses membres, à une société qui active (p.95).
Face à l’impuissance des travailleur·euse·s, certains publics sont ainsi construits en ennemis voir réprimés par des « contrats rompus », sanctions, etc. Le système d’aide sociale est tellement limitant que l’impuissance et le « soupçon » des professionnels nourrissent « la méfiance » des publics, leurs auto-exclusions (p.68-70). Le regard institutionnel est de plus en plus déshumanisant, froid, procédural, il gère des flux… le regard institutionnel est un regard qui « cadre » à travers des bilans, un regard « éteint » (p. 34).
Il y a par conséquent un « durcissement d’une société qui renonce à traiter les causes et les racines de ses problèmes. Il ne s’agit plus que de gérer les conséquences les plus visibles » (p.71). « L’environnement administratif, règlementaire, institutionnel », se durcit pour les « bénéficiaires » et les professionnels (p.72), de même que « le social qu’on administre (au sens où on administre une potion) devient lui-même de plus en plus autoritaire et plus dur », avec sa « morale officielle » à la fois méritocratique, individualiste et manichéenne. Cela entraîne une rupture entre les professionnels et les publics (p.72-73). Les postures rebelles et les appels à l’éthique ne permettent pas de penser une pratique différente et peuvent ajouter à la « résignation générale » (p.73). Selon L. Ott, tel n’est pas la bonne façon de lutter. La pédagogie sociale, fondée sur l’idée de « faire ensemble », en incarne une plus intéressante.
Vers une pédagogie sociale de la vie
La pédagogie sociale (PS) elle-même est présenté comme un mode d’action non pas exactement qui résiste à ces dérives, mais disons plutôt qui cherche à les contourner. Concrètement, l’association Intermèdes Robinson développe localement avec les populations des « ateliers éducatifs » dans les rues, des ateliers de jardinage communautaire, des sessions de chants et danse collectives, des ateliers dans les bidonvilles et les camps Rroms.
Contre les dogmes de l’autonomie et de l’individualisme, la PS est d’abord une pédagogie collective. A l’injonction à l’autonomie, elle oppose la « créativité » et l’épanouissement de chacun·e. Contre les idéalismes (ceux, réactionnaires, des « valeurs républicaines » dévoyées, tout comme ceux, progressistes de l’Education nouvelle) elle se veut une pédagogie qui part du réel, et qui refuse les cloisonnements institutionnels. Elle est une « pédagogie de la globalité » car « la Réalité est une », « dure et résistante » (p.5). Elle est enfin une pédagogie de la critique sociale et de la prise de parole (p.7).
La PS est donc forcément « informelle » selon Ott : « Nous ne travaillons pas seulement dehors, nous travaillons surtout autrement et il ne saurait être question de réimplanter à l’extérieur des institutions éducatives les mêmes fonctionnements » (p.64). La PS n’a donc pas de cadre institutionnel : pas de « public » avec « billetterie » et « réservation », pas de « mises en scènes institutionnelles » (p.82), car il devient en effet difficile de penser et d’agir « depuis l’intérieur du problème ». La PS mise sur le dehors : « nous savons que c’est la marge qui permet d’entrevoir les issues invisibles depuis l’intérieur ». L’énergie perdue en résistance à l’intérieur devient créatrice au dehors (p.76). Telle est la base de ce que Laurent Ott appelle l’intelligence des souterrains.
Cette expression d’intelligence des souterrains part de l’idée que, un peu comme en temps de guerre, le souterrain est un lieu de résistance, de création, de « protection » comme c’est le cas pour les « graines » (p.58) : « Le travail social souterrain est ainsi le lieu de la radicalité au sens propre ; on s’y occupe des racines, les anciennes et les nouvelles. On y attaque le problème à la racine » (p.59). Ott fait ici référence à une idée de Karl Marx qui disait « Être radical, c’est prendre le problème à la racine » (source). Laurent Ott développe ainsi :
Le travail souterrain est un travail invisible depuis la surface. Il se réalise loin du regard des institutions, des puissants. Il est une saine réaction face à la volonté de tout contrôle et de toute maîtrise.
Face à un programme de surveillance généralisée et de transparence imposée, dans une société qui réalise le rêve fou du « panoptisme de Bentham », le travail dans les zones d’ombre, les espaces délaissés, les aires abandonnées s’impose comme le seul qui soit créatif et productif.
Le problème du sur-contrôle, c’est la stérilité, l’absence d’effet, un gel absolu de l’état de la société et de ses possibilités de mutation, de préservation ou d’évolution.
Le progrès humain a besoin de voile, d’intime. La plante elle-même pour croître n’a pas besoin de visibilité ou de transparence, elle a juste besoin de lumière.
Le souterrain, c’est l’anti-institution.
Le souterrain, au fond, est une anti-institution. C’est le lieu où on institue de la chaleur contre l’isolement ; où on instaure de la proximité contre l’éloignement ; c’est le lieu d’un travail d’épanouissement social et global, contre celui de l’émiettement des missions, des prises en charge, des problématiques et des publics. Le travail éducatif et social dans une telle « anti-institution » est basé non pas sur une volonté extérieure, mais sur la nécessité de la vie et du moment ; il ne se base pas sur des contrats et des projets mais sur la libre initiative sociale (p.60).
Cette intelligence du souterrain est une force créative qui est selon Ott une meilleure manière de lutter que de simplement résister… La meilleure manière selon lui de « créer de la vie » est d’imaginer des alternatives, et de « faire sécession », « créer d’autres espaces », car « la résistance constitue toujours la force de ce contre quoi elle lutte » (p.45) :
La meilleure manière de lutter n’est pas du côté de la résistance, mais de l’existence, pas du côté de la réaction, mais de l’action tout court. Nous luttons à chaque fois que nous posons des actes sans laisser le temps aux forces de censure de nous amener à y renoncer au préalable (p.45).
La pédagogie sociale se présente donc ainsi comme une véritable « pédagogie de la vie », en ceci, notamment, qu’elle prend l’existence réelle comme moyen et comme fin, comme lutte et comme but, où chacun·e puisse faire éclore de façon authentique… :
on confond toujours travail et situation de contrainte, ou d’effort ; un peu comme si le jardinage, qui est un travail, consistait à creuser des trous et jeter des graines. Il n’en sortirait rien. La « vérité » sur le travail, en jardinage, c’est autre chose : ce sont les fruits et les légumes. C’est pareil dans le social : ce qui fait le travail, ce n’est pas le cadre, ce n’est pas le geste, pas le poste, ce n’est pas le statut : ce sont aussi les fruits (p.22)