La prévention spécialisée secouée dans le Val-de-Marne
02 Mar 2017
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Présentation :
A l’automne 2016, j’ai été contacté par des représentants du personnel du secteur de la prévention spécialisée du Val-de-Marne qui souhaitaient être formés sur l’histoire, les principes du métier et les modalités d’évaluation. Ils et elles s’inquiétaient du projet du Département d’imposer un logiciel de gestion particulièrement intrusif aux équipes éducatives, et avaient pris connaissance des formats de fiches nominatives informatiques que les éducateurs et éducatrices de rue risquaient d’être appelés à remplir.
Après une petite formation sur l’histoire du secteur, sous forme de conférence (dont la version écrite est disponible ici), et plusieurs temps d’échange, je me suis senti particulièrement concerné par la lutte que ces collègues engageaient, car ce genre de logiciel nominatif était une étape de plus dans l’instrumentalisation politique et marchande du secteur, et dans la colonisation industrielle du travail social à travers le formatage gestionnaire des pratiques professionnelles et des manières de le présenter, de le dire, de l’envisager.
En lien avec les collègues, j’ai coordonné début 2017 l’écriture d’un texte diffusé sur la plateforme syndicale Rézo Social 93, avant de le remettre en forme pour être publié dans le magazine Lien Social et signé en mon nom. Les responsables politiques qui souhaitaient imposer le logiciel de « fichage » ont répondu en s’en prenant à moi et à ma démarche, et ont été contraints d’affirmer noir sur blanc que le logiciel ne comporterait pas de données nominatives. Les collègues du Val-de-Marne ont considéré que c’était là une petite victoire sur l’essentiel. Les deux textes en question sont très proches dans leur forme. Je les re-publie ci-dessous.
Deux textes :
« Prévention spécialisée sabordée : même dans le 94 ! », février 2017, Rézo Social 93, en ligne
Jonathan Louli, « Prévention spécialisée : des nouvelles du front », in Lien Social, n°1202 (2-16 mars 2017), pp.34-35, PDF en ligne
Prévention spécialisée sabordée : même dans le 94 !
Via Rézo Social 93, février 2017
Nous avons récemment appris que le Val-de-Marne, un des derniers départements où la prévention spécialisée n’était pas radicalement remise en cause, vient de rejoindre finalement les rangs des fossoyeurs de celle-ci. La prévention spécialisée est une pratique socioéducative en direction des jeunes et ados, en milieu urbain, basée – rappelons-le bien pour commencer – sur la non-institutionnalisation de l’action, l’anonymat des personnes accompagnées, la libre-adhésion de ces dernières et l’absence de mandat nominatif d’intervention.
Comme dans de nombreux départements, il a été décidé qu’au mépris de toutes les règles les plus élémentaires du secret professionnel (cf. encadré ci-dessous), les éducateurs devraient maintenant remplir des fiches de renseignements plus ou moins détaillées sur les personnes accompagnées ; cela sans que les salariés n’aient de visibilité sur les destinataires et l’usage qui sera fait des infos qu’ils rapportent.
Dans le 94, la cerise sur le gâteau est le logiciel Eudonet, édité par Eudoweb, entreprise privée dont les produits informatiques sont achetés par « 50 % des entreprises de l’indice CAC 40 ». On vous laisse imaginer le prix du service.
Ce logiciel se présente comme un tableau de renseignement très détaillé contenant les informations nominatives de base concernant la personne accompagnée, sa famille, ses relations (les éducateurs sont invités à faire une fiche par personne), les dates et objets des rdv, etc. Si une zone de flou entoure les usages et l’intérêt de ce gadget informatique, on observe que les acteurs de terrains désapprouvent massivement ce projet, d’après un questionnaire adressés aux équipes par des représentants de salariés.
En somme, les décideurs et les hiérarchies reprochent à nouveau à ces idiots d’éducateurs que leur travail est « illisible » et n’est pas « valorisé ». Pourtant, la prévention spécialisée est financée par les ministères depuis 1959, et elle n’a jamais eu autant à subir cette injonction à l’évaluation et à la « lisibilité ». Alors, est-ce que la prévention spécialisée est devenue illisible, ou est-ce les instances de tutelle qui ne savent plus lire cette pratique alternative et originale, et ce qu’elle représente en termes de lien social, de solidarité, d’autonomie et de diversité du public, d’aléatoire, d’humain… ?
Les éducateurs le disent bien : ce n’est même pas l’approche quantitative qui les gêne, car les chiffres peuvent être utiles. Au moins ils ne sont pas pires que la collection d’informations personnelles demandées par les tutelles à travers le logiciel. À travers les informations qu’ils donneront, pour ficher les gens, les éducateurs seront d’ailleurs eux-mêmes fichés, et leur activité contrôlée à travers cette espèce de tableur Excell de luxe.
Le problème, c’est que ces méthodes d’évaluation quantitatives et intrusives sont inadaptées à la prévention spécialisée et retranscrivent extrêmement mal sa réalité de terrain. Par ailleurs, elles sont une aberration économique puisqu’elles reviennent à dépenser un temps de travail et des sommes budgétaires considérables pour un résultat que la plupart des acteurs de terrain jugent très insatisfaisant, voire dangereux : ces évaluations ne seraient-elles donc qu’un outil de contrôle et de contrainte ?
On peut se rendre compte aisément que ces méthodes d’évaluation sont également immorales et dangereuses car elles amènent nos hiérarchies et les services de l’État à se constituer des bases de données sur les personnes accompagnées – ce qui est plutôt inquiétant quand on sait qu’un décret vient d’autoriser la création du fichier « Titres Électroniques Sécurisés », fichant, grâce aux infos des passeports et cartes d’identité, 60 millions de français. Jusqu’à quel point ce fichage généralisé ira-t-il ? On le verra rapidement si 2017 voit l’élection d’un président de droite dure ou d’extrême droite.
Enfin, ce que semblent oublier les Big Brothers en herbe qui font la promotion de ce type d’évaluation, c’est que cette divulgation d’informations sur les personnes accompagnées dans le simple cadre des évaluations et de la « démarche qualité » est une rupture injustifiée du secret professionnel auquel sont tenus les salariés de la branche Aide sociale à l’enfance du Département (branche dont fait partie la prévention spécialisée). En un mot ces évaluations donnant le nom des personnes accompagnées et des détails plus ou moins intimes sont illégales – à moins d’informer les jeunes et les parents de mineurs qu’on fait des fiches sur eux, ce qui, on l’imagine bien, est une aberration en prévention spécialisée, cette dernière étant basée sur une relation de confiance établie sur le lieu de vie des gens, de façon non-institutionnalisée, largement informelle et confidentielle.
RAPPEL DU CADRE RÉGLEMENTAIRE RELATIF AU SECRET PROFESSIONNEL EN PRÉVENTION SPÉCIALISÉE
– Les circulaires d’application de l’arrêté du 4 juillet 1972 établissent la valeur réglementaire du concept d’« anonymat » des personnes accompagnées par la prévention spécialisée
– L’article 9 du Code civil établit le « droit au respect de la vie privée »
– l’article 221-6 du Code de l’action sociale et des familles stipule que tous les services rattachés à la branche Aide sociale à l’enfance du Département (et la prévention spécialisée en fait partie selon les articles L. 121-2 et L. 221-1 du même Code) sont soumis au secret professionnel
– les articles 226-13 et 226-14 du Code Pénal et l’article 223-6 du même code précisent les seuls cas de figure où peut être rompu ce secret professionnel : les évaluations internes et externes n’en font pas partie, ni par conséquent les « démarches qualité » (c’est plutôt dans des situations de danger, de violences, de maltraitances, par obligation d’assistance à personne en danger, etc.)
– enfin l’article 226-2-2 du Code de l’action sociale et des familles stipule notamment que les parents d’enfants à propos desquels nous échangerions des informations doivent être préalablement informés : « Le partage des informations relatives à une situation individuelle est strictement limité à ce qui est nécessaire à l’accomplissement de la mission de protection de l’enfance. Le père, la mère, toute autre personne exerçant l’autorité parentale, le tuteur, l’enfant en fonction de son âge et de sa maturité sont préalablement informés, selon des modalités adaptées, sauf si cette information est contraire à l’intérêt de l’enfant. »