L’autogestion en travail social : une nécessité
24 Juil 2024
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Jonathan Louli, 2024, « L’autogestion en travail social : une nécessité », in Lien Social, n°1352 (janvier 2024), p.14
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L’éternel « malaise » dans nos métiers, actualisé par la crise du Covid, me semble avant tout alimenté par les tensions vers l’industrialisation du travail social[1] : instrumentalisations économiques et politiques des secteurs, formatages des pratiques par les technologies gestionnaires et numériques, « taylorisation » de l’activité (travail morcelé, flux tendu…), sentiments d’exploitation et de perte de sens…
Bien qu’il ait différentes formes selon les lieux, le contexte d’industrialisation est constitué de processus et de décisions qui s’appliquent sans aucune consultation des professionnel·le·s et personnes concerné·e·s. Les fonctionnements des secteurs du travail social sont, comme le reste du monde du travail salarié, fondés sur un déni de démocratie, en ceci que les pouvoirs de décision sont concentrés dans certains échelons, non élus, du « système hiérarchique » comme dit le philosophe C. Castoriadis[2].
Ce fait donne à voir une contradiction majeure dans les pratiques de travail social : comment amener les personnes accompagnées à développer leur autonomie et leur conscience de soi en s’adaptant à leurs rythmes et besoins, tout en étant soi-même, en tant que professionnel·le, subordonné·e et déresponsabilisé·e ? C’est à cause de cette situation contradictoire que notre imaginaire est inquiet et asséché concernant l’autonomie des personnes accompagnées, celle-ci étant souvent réduite à la capacité à se conformer aux attendus des normes de l’insertion.
L’autogestion en contribuant à libérer les pratiques et les idées de chacun·e, peut permettre de dépasser cette contradiction. Elle est à la fois un but et un moyen, comme le synthétise l’association Autogestion : « c’est avant tout la gestion par toutes et tous des affaires qui les concernent, de l’ensemble des décisions qui régissent leur vie. En un mot, l’autogestion, c’est la démocratie »[3]. Dans le monde du travail, l’autogestion renvoie donc à une horizontalité dans la prise de décision, ou « gestion démocratique » comme dit Castoriadis.
L’autogestion renvoie à l’idée que même s’il peut y avoir division du travail, le point de vue de tout le monde doit compter dans les prises de décision, surtout celui des salarié·e·s qui réalisent le travail de terrain au quotidien. Dans notre société où l’incertitude, les tensions et la complexité paraissent aller en s’accroissant, il est de plus en plus irrationnel et archaïque que les pouvoirs de décision soient concentrés entre les mains de quelques « dirigeants », « sachants » ou autres bureaucrates qui, comme le dit encore Castoriadis, sont forcément à distance du travail concret avec les personnes. En somme, l’autogestion est, comme dit Yvon Bourdet, une « concertation des autonomies ».
L’autogestion ne va pas de soi : elle nécessite tout d’abord que les informations nécessaires aux prises de décisions soient partagées démocratiquement et non confisquées par les hiérarchies. Elle nécessite également une forme d’éducation et de responsabilisation des personnes à l’encontre de ce qui se fait actuellement. Enfin, si des équipes voire des établissements fonctionnent déjà en autogestion, l’utopie serait plutôt dans une ouverture à l’autogestion du monde institutionnel et politique… « La liberté c’est très difficile », comme l’admet Castoriadis. Mais la situation actuelle de nos secteurs professionnels et de nos publics ne l’est-elle pas davantage… ?
[1] Voir mes articles et podcasts sur mon site : jlouli.fr
[2] Voir l’excellente brochure d’introduction à l’autogestion rédigée par Castoriadis : Castoriadis, C. (1979). Autogestion et hiérarchie. Association Autogestion, [En ligne] https://autogestion.asso.fr/autogestion-et-hierarchie-%E2%80%93-cornelius-castoriadis-%E2%80%93-1979/