Le capitalisme comme « biopolitique » : la dimension corporelle de l’exploitation
25 Déc 2016
Imprimer
Note de lecture de :
Jacques Bidet, 2016, Marx et la Loi travail. Le corps biopolitique du Capital« , Paris, Les Editions sociales, coll. « Les parallèles », 2016, 86 p.
Note de lecture diffusée sur le site Lectures
Consulter la 4e de couverture et le sommaire sur le site de l’éditeur.
Jacques Bidet, philosophe et professeur émérite à l’université de Paris Ouest Nanterre La Défense, mène depuis de nombreuses années des recherches sur Marx et le marxisme et dirige notamment la revue Actuel Marx, qu’il a contribué à fonder [voir les archives ici]. Le livre qu’il publie aujourd’hui s’inspire de précédents travaux et, contrairement à ce que suggère le titre, il n’est donc pas écrit en référence à la « loi travail ». Bidet cherche plutôt à présenter une introduction critique à la lecture du Capital, l’œuvre maîtresse de Karl Marx.
L’approche de Bidet a pour particularité de prendre pour fil conducteur la pluralité des formes de corporéité impliquées dans la définition du rapport salarial ; en d’autres termes, Bidet souhaite mettre en valeur diverses dimensions corporelles (biologique, sociale, individuelle, collective…) qui permettent d’analyser l’activité salariée dans le processus de production capitaliste. Également influencé par Michel Foucault, Bidet cherche à montrer que le capitalisme implique une biopolitique propre, c’est-à-dire une politique de gestion de la vie, articulée autour de la durée et de l’intensité de la journée de travail.
La « pulsation biopolitique autour du corps central de la production industrielle » se ressent surtout dans la mesure où l’on considère que la valeur des marchandises est proportionnelle à la « dépense » de force de travail, ce qui fait dire à Bidet que « le problème économique se trouve d’emblée posé en termes ‘corporels’ » (p. 15-16). Pour affiner son analyse, Bidet distingue dans un premier chapitre trois niveaux conceptuels : le « travail en général », la « production marchande » et la « production capitaliste ». Dans le deuxième chapitre, c’est en mettant l’accent sur leurs implications en termes de biopolitique, de politique de gestion de la vie, que l’auteur précise le sens de ces trois niveaux d’analyses du travail. Enfin, le troisième chapitre pointe certaines limites de l’analyse de Marx, en particulier l’omission de certaines dimensions collectives du concept de corps.
Dans le premier chapitre, Bidet rappelle que toute production de valeur émane de l’activité d’un « corps-au-travail ». Il distingue ensuite différents niveaux d’analyse de celui-ci. Il appelle N1 le niveau du « travail en général », un niveau anthropologique qui renvoie à la racine du concept d’économie : recherche de la façon la plus économique (en termes de temps, d’efforts physiques, etc.) de produire. Le travail est à ce niveau une affirmation de la vie humaine : chacun, pour mener sa vie, et ne serait-ce que répondre à ses besoins naturels, doit se rendre actif. Le niveau d’analyse N2 est quant à lui constitué par la dimension marchande du travail, qui est une configuration plus artificielle du travail, notamment autour de critères d’« intensité » du travail, de « qualification » de celui-ci (qui permet une productivité), et d’« habileté » du travailleur. La production capitaliste à proprement parler constitue un niveau N3 : elle comporte une dimension sociopolitique supplémentaire par rapport aux deux autres car il y a bien une « consommation de force de travail », c’est-à-dire « exploitation » du corps et des neurones des travailleurs (p. 34-37), ces aspects étant négociés de façon plus ou moins conflictuelle dans le cadre d’un rapport de forces. Il est important de distinguer ces trois niveaux pour garder à l’esprit que Marx ne critique pas le « travail » en tant que tel, mais seulement sa forme marchandisée à travers le passage au niveau N2 et exploitée légalement au niveau N3.
Le deuxième chapitre fait la transition entre ces dimensions corporelles individuelles de « corps-au-travail », et des dimensions tenant à un niveau collectif, à travers notamment la question du droit du travail. Bidet commence ainsi par rappeler que le capitalisme se base notamment sur la contradiction du rapport salarial, qui vise à subordonner à un employeur, à travers un contrat, un travailleur conçu comme « libre ». Oublier que « le contrat produit un maître » (p. 40) peut mener chacun à des erreurs d’analyse du rapport salarial. Pour Bidet, cela induit que dans le niveau N3, celui de la production capitaliste, le « corps-au-travail » est proprement incorporé dans le processus de production, le corps individuel est au service de l’appareil de production. Cependant, le capitaliste n’a pas pour but premier de reproduire ce « corps-au-travail », puisqu’il dispose d’une « armée de réserve » et de travailleurs véritablement « jetables ». La durée et l’intensité du travail deviennent donc des variables proprement biopolitiques, en ceci qu’elles ont une influence claire et directe sur les conditions et l’espérance de vie des travailleurs. L’établissement du contrat de travail est donc un moment stratégique de négociation des conditions de travail – et donc de vie. Cette négociation peut avoir une dimension conflictuelle. En cas de victoire des travailleurs, le contrat de travail peut devenir une protection pour eux car ils parviennent alors à imposer les termes d’un contrat qui leur seraient avantageux, ou moins défavorable : « le désir de loi procède du cœur prisonnier, du corps approprié, dépossédé, du vécu de l’injustice » (p. 53). Le rapport salarial est donc l’objet et le résultat d’une lutte politique fondamentale.
Cette lutte politique pour la vie suggère ce que Bidet appelle un « nominalisme de Marx », en référence à une approche centrée sur les niveaux subjectifs (pour le dire simplement : le vécu individuel) – qu’on peut également retrouver chez Foucault. Comme le fait observer Bidet : la domination capitaliste n’est pas impersonnelle, du fait qu’elle s’organise autour de sujets humains. Bidet écrit ainsi que « Marx, en mettant le corps-au-travail au principe de son discours économico-socio-politique s’engage dans [la] voie » d’une « ontologie de l’humain » qui « soit aussi celle du sujet vivant singulier pris dans sa corporéité, dans son être-nature » (p. 56-57).
Le dernier chapitre pointe, en complément, des angles morts de l’analyse produite par Marx dans Le Capital. Tout d’abord, Bidet souligne que la résistance au pouvoir biopolitique capitaliste passe principalement par le corps social, la société, à travers notamment les lois qu’elle se donne. Bidet assimile cette dimension à un « corps national » qui légifère au sujet du travail et entre en jeu dans la relation contractuelle entre employeur et travailleur. Mais selon Bidet le mode de production capitaliste implique également des formes de travail qui échappent au rapport salarial typique. On voit apparaître dans l’analyse faite par le philosophe français une dimension inextricablement liée au corps. En effet, Marx tente d’inclure dans sa théorisation le travail des enfants, la double charge de travail des femmes (travail salarial et travail domestique), l’esclavage colonialiste basé sur des critères racistes… Le fait que tous ces phénomènes soient néanmoins assez secondaires dans l’analyse de Marx montre que ce dernier en est resté à une dimension d’analyse limitée de la question du « corps-au-travail ».
Par conséquent, Bidet insiste en conclusion sur le fait que « s’il y a une politique dans Le Capital, c’est parce qu’il y a une biopolitique » (p. 73). La journée légale de travail, qui réglemente notamment la durée et l’intensité du travail, est un enjeu pour les travailleurs qui cherchent à améliorer leur vie : c’est une biopolitique qui démarre « par le bas » (p. 76). La théorie de Marx portant sur le contrôle des corps et la vie peut donc apparaître, selon Bidet, comme très individualiste. La réglementation du temps et des conditions de travail est un levier que les travailleurs peuvent mobiliser pour résister à l’ordre capitaliste présenté comme « naturel » par les classes dominantes. Dans cette lutte de classes, il y a une relation triangulaire entre ceux que Bidet appelle les « dirigeants-compétents » (qu’on pourrait appeler des technocrates), les capitalistes (propriétaires des moyens de production) et les travailleurs : les alliances se reconfigurent constamment entre ces trois fractions, selon les intérêts des uns et des autres [1].
Au total, Jacques Bidet nous livre une analyse faisant appel, chez les lecteurs, à une connaissance préalable solide de la théorie développée par Marx, notamment dans Le Capital. Mais le philosophe apporte également des pistes intéressantes sur la « valeur-travail », en rappelant qu’au centre de tout le processus économique se trouve la vie humaine, ce qu’ont tendance à oublier ou à réfuter les propriétaires de moyens de production, les gestionnaires, les managers et les « dirigeants-compétents » en tous genres. Pour ces raisons, l’approche proposée ici par Bidet n’est pas très éloignée de celle de Michel Henry, lui-même fortement intéressé par la phénoménologie et la subjectivité individuelle [2]
En guise de conclusion, on peut toutefois remarquer que, même si Bidet produit une analyse très riche et cohérente autour de la vision marxienne du travail [3], analyse savamment nourrie par la théorie de la biopolitique de Foucault, force est de constater qu’il n’est pas question à proprement parler de la « loi travail » défendue par le gouvernement Valls, comme le suggérait le titre. En évoquant parfois, à titre d’illustrations contemporaines, les législations néolibérales en matière de droit du travail et de dérégulation du marché du travail, en France et ailleurs, Bidet n’en montre pas moins que les travaux de Marx sur ces sujets sont toujours aussi féconds, à condition bien sûr d’y apporter quelques actualisations.
Notes :
[1] Cette théorie marxienne de la lutte de classes apparait notamment dans Les luttes de classes en France, comme je l’ai évoqué dans un autre texte consacré à la loi travail.
[2] Voir notamment Henry Michel, « Introduction à la pensée de Marx », Revue philosophique de Louvain, Vol. 67, n° 94, 1969, p. 241-266.
[3] J’ai moi-même étudié, dans un texte intitulé « Marx et les costards de Macron », ce rapport que Marx entretenait à la notion de travail, dans les Manuscrits de 1844 notamment, et dans quelle mesure elle pouvait encore nous être utile.