Le city-stade de banlieue comme poste d’observation
Sociologie et Anthropologie Travail social
10 Déc 2015
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Jonathan Louli, décembre 2015, « Le city-stade de banlieue comme poste d’observation », in Le Sociographe, n°52, p. 123-129
Lorsqu’elle a commencé à s’institutionnaliser dans les années 1950 – 1960, la prévention spécialisée a trouvé une importante source théorique dans la sociologie urbaine (Le Rest, 2007). En effet, les éducateurs de rue, tout comme les tenants de certaines méthodes qualitatives de recherche en sciences sociales, s’appuient sur des démarches d’observation de l’environnement, d’écoute et de compréhension des habitants ; démarches qui doivent également tenir compte des contingences propres au contexte socioéconomique et à la dynamique des politiques publiques locales.
En vue d’illustrer l’importance fondamentale de ces postures d’observation dans l’activité de l’éducateur de rue, la présente contribution prendra pour objet la démarche d’immersion et d’approche que j’ai amorcée sur le territoire où j’interviens, à travers, plus spécifiquement, ma présence régulière au city-stade du quartier, et les enjeux de cette présence. En effet, après avoir mené des recherches universitaires sur le travail social (Louli, 2013) puis sur la prévention spécialisée (Louli, 2014), j’ai moi-même accédé à un poste d’éducateur en prévention spécialisée en banlieue parisienne. J’ai pu m’apercevoir à quel point est commune au sociologue et à l’éducateur, la volonté d’observer, d’écouter, de comprendre, pour mieux aller vers autrui et mieux recevoir ce qu’il a à transmettre. C’est ce que je tenterai également de mettre en valeur.
Un observatoire précieux
Le quartier où j’interviens, situé au cœur d’une commune moyenne, n’est pas très étendu : il compte une quinzaine de grands immeubles comptant chacun plus d’une centaine de logements, rassemblés le long de deux rues principales. Au cœur du quartier, deux lieux clés se font face : une galerie commerciale et, plus bas, un parc municipal. Du fait des immeubles qui dépassent pour la plupart les dix étages, le quartier présente une forte densité de population, parmi laquelle une grande partie est constituée d’enfants, d’adolescents et de jeunes adultes [1].
L’équipe éducative a rapidement constaté que, depuis l’ouverture du parc municipal il y a quelques années, celui-ci ne désemplit pas, surtout lorsque le climat est assez clément. On a pu observer que des jeunes filles, des mères, des enfants, s’approprient les bancs, tables de pique-nique et jeux. Des adolescents et jeunes adultes, également, investissent le city-stade en pelouse synthétique qui s’étend sur une partie du parc. Les éducateurs ont considéré qu’il pouvait être intéressant d’être présents au moment où le parc et le city-stade sont les plus fréquentés : le mercredi après-midi.
Ce temps de présence prend pour support l’organisation de matchs de football par l’équipe éducative, qui ramène ballons et chasubles, et reste au parc toute l’après-midi. L’idée pour les professionnels est d’être présents au moins en duo, de sorte que l’un se concentre sur le jeu (quitte à jouer ou à arbitrer) pendant que l’autre a davantage de possibilités d’engager des discussions avec les jeunes présents. Le principe est d’instaurer une régularité de la présence, pour créer l’impression que l’on donne « rendez-vous » aux jeunes chaque semaine. En effet, outre des personnes qu’on croise souvent lors du travail de rue, on retrouve également le mercredi au city-stade une certaine part de jeunes qu’on ne croise pas par ailleurs sur le quartier.
Pour l’équipe éducative, le city-stade donne donc accès à un vivier de jeunes habitants. Effectivement, David Lepoutre (2001) a pu observer que le football de rue était un aspect assez incontournable dans les pratiques culturelles des jeunes de banlieue parisienne. Ainsi, comme le souligne l’ethnologue, cette activité comporte des « codes », des « rites », des habitudes, voire un « langage » spécifique. Les longues observations et participations réalisées par l’éducateur permettent alors, tout d’abord, de mieux saisir ces règles implicites et explicites de fonctionnement. Mais comprendre la pratique du football de rue n’est pas une fin en soi : cela permet, surtout, d’être davantage immergé et reconnu dans le monde des jeunes fréquentés, et, ainsi, de tisser des liens avec eux. Il est temps de détailler ces diverses « plus-values ».
Le city-stade et les sociabilités adolescentes
Cette partie examine ce que, dans une posture d’observateur, éventuellement de joueur, l’éducateur apprend en étant présent au city-stade.
Lepoutre signale que la pratique du football de rue par les jeunes peut se réaliser à travers trois principales logiques : la dynamique de la sociabilité des groupes de pairs, celle des exutoires ludiques plus ou moins violents, et celle des quêtes d’honneur et de réputation. Les premiers constats que j’ai pu faire suite à mes présences au city-stade sont que les matchs qui s’y déroulent ne portent pas de dimensions violentes ou honorifiques : ils ne se présentent que de façon très secondaire comme exutoires ou comme mise en jeu des réputations des participants.
Derrière un joyeux désordre, le terrain de foot est plutôt ici le lieu d’un travail des sociabilités, et tâter du ballon rond constitue pleinement une des nombreuses « activités des groupes de pairs » (ibid., pp. 131-140). Le plus remarquable est que ce travail des sociabilités semble posséder une logique interne, en deçà de l’effervescence un peu décousue qui frappe premièrement l’observateur.
La première dynamique qu’on décèle est celle que j’aimerais appeler la lutte des classes d’âges : étant donné que c’est surtout la classe des 13 – 16 ans qui investit le city-stade, il y a régulièrement des exclusions des plus jeunes. Il y a une opposition dynamique entre les premiers, qu’on appelle « les grands », et les seconds, qu’on appelle « les petits » : « les grands » tentent continuellement d’écarter « les petits », et ces derniers cherchent à saisir la moindre opportunité pour s’approprier le terrain. D’où une quête parfois avide des quelques chasubles distribuées par l’éducateur, qui légitiment leurs possesseurs à prendre place sur le terrain. Un jour où, face à l’insistance des « petits », qui avaient usurpé toutes les chasubles, j’ai voulu faire sortir les « grands » du terrain pour organiser un match, ces derniers ont d’abord eu l’air profondément déconcertés : « Vous êtes pas sérieux monsieur ? » [2], me dit l’un d’eux, âgé d’une quinzaine d’années. Suite à quoi, après quelques négociations ayant abouti à ce qu’ils laissent les « petits » jouer 5 à 10 minutes, les « grands » ont regardé le match d’un air qui m’a semblé tenir de la surprise et de l’incompréhension davantage que de la colère : « C’est les petits qui jouent à notre place… j’en reviens pas », a murmuré un « grand » d’une quinzaine d’années.
Les sociabilités sont également régulées par deux autres formes de tension qui, étant nettement plus diffuses et implicites, tiennent plutôt de la distance mutuelle : celle entre identités ethnoculturelles et celle entre genres. La première forme de distance observée, entre identités ethnoculturelles, tient au fait que les jeunes revendiquent comme des particularités et des richesses personnelles leurs appartenances plus ou moins intenses à la culture d’origine de leurs familles. De ce fait, délibérément ou pas, ils font parfois des groupes – ou en l’occurrence des équipes – basés sur ces appartenances. C’est surtout vrai pour les jeunes revendiquant une appartenance à la culture turque, mais aussi, en vis-à-vis, pour les jeunes revendiquant une appartenance à des cultures d’Afrique subsaharienne. En ce qui concerne les distances de genre, on peut remarquer que les jeunes filles s’intéressent très peu au city-stade et investissent plutôt les bancs et pelouses qui l’entourent. Exemple que les attentes sociales différenciées à l’égard des garçons et des filles en matière d’expression ludique et corporelle, de relations sociales et d’appropriation de l’espace public, sont globalement admises par les jeunes.
Néanmoins, ces dynamiques de distanciation sociale restent très corrélées aux dynamiques des groupes et aux personnalités des jeunes présents. Lorsque la classe des garçons de 13 – 16 ans est majoritaire, les « petits » et les filles tendent à être exclus du city-stade et occupent le reste du parc. Lorsque cette classe des « grands » n’est pas majoritaire, ou que les joueurs comptent des frères, sœurs ou amis proches parmi les filles et les « petits » présents, des interactions ont lieu plus facilement. Il est même arrivé une fois qu’un groupe de filles d’environ 14 ans parvienne à investir le city-stade, car elles étaient presque aussi nombreuses que les garçons, et surtout parce que les quelques « grands » présents connaissaient ce groupe de filles, et n’étaient pas hostiles, dans ces conditions, à les accueillir sur le terrain.
Ainsi, ces processus collectifs de distinction et de mise à distance renseignent non seulement sur ce qui sépare, ce qui scinde la jeunesse du quartier où j’interviens, mais aussi et surtout, sur les critères de rassemblement. En effet, lorsque l’œil de l’observateur est assez exercé pour distinguer l’ordre et les distances intrinsèques aux dynamiques de la sociabilité, il peut apercevoir, à l’intérieur même du groupe des « grands », d’autres subdivisions, d’autres réseaux d’interconnaissance. Même si la plupart des jeunes se connaissent, des sous-groupes se forment en fonction de divers critères. Le principal d’entre eux est le bâtiment d’origine du jeune. Un autre réseau d’interconnaissance qui se déploie au city-stade est celui de l’inscription dans le club de football local. Le troisième réseau important qui se superpose tient à la fréquentation du même collège. Ces réseaux d’interconnaissance sont ce qui peut contrebalancer les distances ethnoculturelles et de genre.
Le cœur de ce que découvre l’observateur du city-stade consiste en cet ensemble de tendances organisatrices des sociabilités adolescentes. En ce sens, bien plus qu’un lieu de tensions anomiques qui porterait les marques infligées par une quelconque « culture de provocation » (Beaud et Pialoux, 2004), le city-stade apparaît plutôt comme un lieu de communion juvénile assez festif, qui attire même parfois ce qu’on peut littéralement appeler ses spectateurs, passifs et plus âgés. Comment l’éducateur peut-il alors tirer parti des savoirs qu’il dégage ? C’est ce qu’observe la troisième et dernière partie de l’article.
Des « plus-values » éducatives
Pour le salarié nouvellement arrivé, comme pour les collègues plus anciens, le city-stade présente l’intérêt de se faire remarquer et connaître de façon stimulante par une grande diversité de jeunes. À force d’être présente régulièrement, l’équipe éducative a ainsi multiplié les opportunités de tisser des liens individuels et collectifs avec les jeunes présents. Les après-midi au parc présentent donc des « plus-values » très directes.
Tout d’abord, divertir et organiser les jeunes à travers une activité sportive : bien que parfois plusieurs dizaines de jeunes soient présents au city-stade, peu d’entre eux possèdent des ballons (et souvent de piètre qualité), et les joueurs se trouvent souvent démunis lorsque les éducateurs quittent le parc en début de soirée.
Ensuite, ces temps permettent aux éducateurs de se faire repérer par les jeunes présents et par le bouche-à-oreille. Combien de fois ai-je été interpellé par des jeunes dans la rue, qui se souvenaient avoir joué avec moi au foot ? En ce qui concerne la classe des « petits » surtout, ceux-ci sont marqués par le fait d’avoir eu l’opportunité de jouer au moins une fois. L’équipe éducative se fait ainsi connaître et peut renseigner sur ses missions, proposer un coup de pouce pour commencer. C’est par exemple en renseignant un jeune sur la procédure d’obtention d’un passeport pour un voyage scolaire aux États-Unis que nous sommes arrivés à capter ce garçon hyperactif et impulsif, à le faire venir au local associatif, pour aborder d’autres problématiques connexes.
Ainsi, enfin, les présences au city-stade donnent l’opportunité aux éducateurs de s’immerger dans les sociabilités adolescentes et d’établir des discussions. Ces discussions peuvent être individuelles, partir de pas grand-chose : souvent, on commente le match qui a lieu sous nos yeux, on fait connaissance petit à petit. Souvent aussi un jeune curieux nous demande pourquoi on ramène chasubles et ballons, quelle est notre fonction. Parfois, on est mêlé à des discussions plus intimes qui ont trait à des problématiques de certains jeunes. Il arrive qu’un accompagnement éducatif émerge de la sorte. Les discussions qui s’amorcent du fait de notre présence peuvent également être collectives. En s’appuyant sur les groupes de pairs naturels, l’équipe éducative a la possibilité de mettre en place des projets collectifs, principalement des sorties, des séjours, des tournois intercommunaux de football…
Les présences au city-stade permettent en outre des « plus-values » plus indirectes, qui tiennent aux personnes aléatoirement présentes au parc et sur le chemin qui nous y mène : partenaires, familles, jeunes…
Le city-stade est le lieu d’une effervescence sociale qui révèle certaines structurations des relations sociales et des pratiques culturelles des jeunes du quartier. Il semble alors cohérent que, pour s’y introduire adéquatement, l’équipe éducative ait intérêt à montrer sa présence et sa disponibilité, sans se formaliser et sans formaliser à outrance sa pratique : car la richesse de cette effervescence adolescente est largement aléatoire, et demande une grande adaptabilité aux professionnels.
L’immersion dans le city-stade est un nouvel aspect plaidant pour la non-institutionnalisation de la pratique de la prévention spécialisée, seul principe garantissant que l’équipe éducative partira des expressions imprévisibles du public, et de l’indétermination [3] inhérente à la pratique socioéducative. Cette expérience plaide également, d’un autre point de vue, pour une nouvelle alliance entre sciences sociales et travail social, sur le front qui les oppose aux injustices et aux souffrances des populations défavorisées. Sur un plan des méthodes et des visées, ces deux champs intellectuels ont à apprendre l’un de l’autre, autant que la pratique et la théorie peuvent s’alimenter l’une l’autre.
Notes de bas de page :
[1] D’après l’INSEE, sur toute la commune, les moins de 30 ans représentaient en 2011 près de 52 % de la population.
[2] Tous ceux qui paraissent avoir plus de 16 ans environ, et dont on ne connaît pas le prénom, sont appelés « monsieur » par les jeunes.
[3] Selon le terme emprunté à Cornélius Castoriadis. Voir Louli Jonathan, « Critique des bâillonnements », in Les Cahiers de la PRAF, Dossier : « Communication & travail social », 2014, n° 3, pp. 19-22, en ligne
Bibliographie :
Beaud, Stéphane et Pialoux, Michel, Violences urbaines, violence sociale. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Paris, Hachette, 2004.
Le Rest, Pascal, « Prévention spécialisée et évaluation », in Bouquet, Brigitte et Jaeger, Marcel, Sainsaulieu Ivan (dir.), Les défis de l’évaluation en action sociale et médico-sociale, Paris, Dunod, 2007, pp. 197- 217.
Lepoutre, David, Cœur de banlieue. Codes, rites et langages, Paris, Poches Odile Jacob, 2001.
Louli, Jonathan, « Une science des intuitions », in Le Sociographe, n° 42, juin 2013.