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Le début du matérialisme chez Marx et Engels

Philosophie Politique

10 Mai 2024

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Note de lecture de :

Friedrich Engels, Karl Marx, 1982 [1845-1846], L’idéologie allemande (« conception matérialiste et critique du monde »), in Karl Marx, Œuvres. III. Philosophie, Paris, Éditions Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », édition présentée et commentée par Maximilien Rubel, p.1037-1325.

Marx et Engels commencent à écrire en 1845 L’idéologie allemande en réponse à Stirner, un philosophe prônant l’anarchisme individualiste, qui s’en était pris à eux dans une publication précédente. Marx et Engels abandonneront le manuscrit sans l’avoir publié. Il sera retrouvé et publié beaucoup plus tard.

Comme le fera observer Engels, on voit apparaître dans ce texte la « conception matérialiste et historique de l’histoire » (p.1042-1043), conception plus élaborée et novatrice que « l’humanisme » dont Marx se réclamait peu de temps avant (La sainte famille). Le manuscrit est composé de deux volumes. Il y a eu différentes éditions et fragments publiés. L’éditeur ne publie ici que le premier volume. Le second correspond à peu près au chapitre L’historiographie du socialisme vrai dans l’édition de La Pléiade. Des coupes ont été réalisées dans cette version.

Dans l’Avant-propos, l’introduction et la première partie (p.1049-1122), Marx et Engels développent leur conception matérialiste de l’histoire pour expliciter leur cadre d’analyse. Cette partie est la plus connue. Elle est disponible sur le site marxists.org dans une version et une traduction un peu différente. L’éditeur reconstitue une partie dans laquelle ils critiquent Bauer, non sans ironie (p.1126-1134), ainsi qu’une autre dans laquelle ils s’en prennent de manière plus détaillée à l’approche idéaliste et théologique de Stirner (p.1135-1325).

Table des matières

Avant-propos (p.1049-1050).

I). Feuerbach. Conception matérialiste contre conception idéaliste (p.1051-1122).

       A. L’idéologie en général et spécialement l’idéologie allemande (p.1052).

       B. Genèse du capital et de l’État moderne (p.1091).

       Conclusion : vers la communauté des individus complets (p.1115).

II). Saint-Bruno (p.1126-1134).

III). Saint-Max : L’Unique et sa propriété (p.1135-1325).

       « Le communisme comme tâche humaine » (conclusion et synthèse de l’ouvrage), p.1312.

Avant-propos (p.1049-1050) :

Les deux auteurs se moquent des jeunes-hégéliens et de leur idéalisme, annoncent qu’ils vont s’en prendre à « ces moutons qui se croient, que l’on croit loups », dont les « bêlements philosophiques font simplement écho aux opinions des bourgeois allemands » (p.1049).

I). Feuerbach. Conception matérialiste contre conception idéaliste (p.1051-1122)

Marx et Engels avancent ici de « l’humanisme réel » (comme ils disent dans La Sainte Famille) à une identification aux « matérialistes pratiques » (p.1077). L’éditeur a reconstitué à partir de fragments le cadre d’analyse que se donnent les deux auteurs afin de replacer les penseurs qu’ils critiquent dans un contexte déterminé et, par là même, donner leur vision positive de l’histoire sociale et d’une éthique de la révolution prolétarienne.

Ils commencent par se moquer des « industriels de la philosophie » qui ont proliféré dans le sillon de Hegel (p.1051), jusqu’à saturation du « marché » (p.1052).

A. L’idéologie en général et spécialement l’idéologie allemande (p.1052)

Dans cette première partie, Marx et Engels établissent que ce sont les conditions matérielles et la « production de la vie » qui déterminent la production des idées.

Ils pointent que les catégories hégéliennes et la vision théologique dominent (p.1052-1053), et les philosophes ne font que combattre les phrases par d’autres phrases : « Exiger ainsi de modifier la conscience, c’est exiger que l’on interprète différemment ce qui existe, c’est-à-dire qu’on l’admette moyennant une autre interprétation » (p.1054). Ils veulent questionner d’où a émergé cette philosophie et vont exposer leur conception.

Ils commencent par énoncer qu’il faut faire partir toute analyse « d’individus réels, de leur action et de leurs conditions d’existence matérielle », de ce qui peut être étudié empiriquement (p.1054). « Le premier était de fait à constater, c’est donc l’organisation corporelle de ces individus et la relation qui en résulte pour eux avec le reste de la nature » (p.1054). « Toute historiographie doit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l’action des hommes au cours de l’histoire » (p.1055).

Les humains commencent à « se distinguer » des animaux par le fait qu’ils produisent leurs « moyens d’existence », d’une façon qui dépend de la « nature » de ces moyens d’existence, « tout trouvés et à reproduire » : « il s’agit déjà, chez les individus, d’un genre d’activité déterminé, d’une manière déterminée de manifester leur vie, d’un certain mode de vie de ces mêmes individus » (souligné par les auteurs, p.1055).

Voyons donc les faits : des individus déterminés, exerçant une activité productive déterminée, nouent des relations sociales et politiques déterminées. L’observation empirique doit, dans chaque cas particulier, faire ressortir empiriquement et sans aucune modification ni spéculation le lien de la structure sociale et politique avec la production. La structure sociale et l’État se dégagent constamment du processus vital d’individus déterminés – non pas tels qu’ils peuvent apparaître dans leur propre imagination et dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire tels qu’ils œuvrent, produisent matériellement, donc tels qu’ils s’activent dans des limites, des circonstances préalables et des conditions matérielles déterminées, indépendantes de leur volonté

souligné par les auteurs, p.1055-1056

La production des idées, des représentations, de la conscience est, de prime abord, directement mêlée à l’activité et au commerce matériels des hommes : elle est le langage de la vie réelle. Ici, la manière d’imaginer et de penser, le commerce intellectuel des hommes apparaissent encore comme l’émanation directe de leur conduite matérielle. Il en va de même de la production intellectuelle, telle qu’elle se manifeste dans le langage de la politique, des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc., d’un peuple (…) La conscience ne peut jamais être autre chose que l’être conscient, et l’être des hommes est leur procès de vie réel

p.1056

La méthode à adopter consiste donc en ceci : « on s’élève ici de la terre au ciel ; autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s’imaginent, se représentent », mais de leur activité concrète et de leur « processus de vie réel » (p.1056). L’étude de l’idéologie est donc avant tout l’étude des hommes qui la font et celle-ci ne peut être étudiée avec son « semblant d’indépendance » (p.1056-1057).

Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la conscience (…) On part des individus eux-mêmes, réels et vivants, et l’on considère la conscience uniquement comme leur conscience

souligné par les auteurs, p.1057

Ainsi cessent « la spéculation » et la « philosophie autonome », et débute la « science réelle, positive », qui étudie « l’activité pratique » sans « recette » ni « schéma », en se penchant sur chaque contexte humain spécifique (p.1057-1058).

Les auteurs font observer que la philosophie spéculative en soi n’a libéré personne : « il n’est possible d’obtenir une délivrance réelle que dans le monde réel et avec des moyens réels », avant d’ajouter : « on ne peut, en général, libérer les hommes tant qu’ils ne sont pas capables de se procurer nourriture et boisson, logement et habillement en qualité et en quantité complètes » (p.1058).

  • « La première condition de toute existence humaine, donc de toute histoire, c’est que les hommes doivent être en mesure de vivre pour être capables de « faire l’histoire ». Or, pour vivre, il faut avant tout manger et boire, se loger, se vêtir et maintes choses encore. Le premier acte historique c’est donc la création des moyens pour satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même. En vérité, c’est là un acte historique, une condition fondamentale de toute l’histoire, que l’on doit, aujourd’hui comme il y a des milliers d’années, remplir jour par jour, heure par heure, rien que pour maintenir les hommes en vie » (p.1058-1059).
  • « La deuxième condition préalable, c’est que, une fois satisfait le premier besoin lui-même, le geste de la satisfaction et l’instrument créé à cette fin conduisent à de nouveaux besoins – et c’est cette production de nouveaux besoins qui constitue le premier acte historique » (p.1059). La notion courante de « préhistoire » est donc un « non-sens » pour les auteurs (p.1059).
  • « La troisième relation qui intervient ici dès l’origine dans le développement historique est que les hommes, tout en renouvelant quotidiennement leur propre vie, commencent à créer d’autres hommes, à se reproduire – c’est la relation entre l’homme et la femme, entre parents et enfants, c’est la famille » (souligné par les auteurs, p.1060). Selon les nouveaux besoins, la famille devient une « institution ».

Ils ajoutent :

La production de la vie, qu’il s’agisse de sa propre vie par le travail ou de la vie d’autrui par la procréation, apparaît donc dès à présent comme une relation double, tant naturelle que sociale ; sociale en ce qu’il est question de la coopération de plusieurs individus, peu importe dans quelles conditions, de quelle manière et à quelle fin. Il en résulte qu’un mode de production ou un stade industriel déterminé est toujours lié à un mode déterminé de coopération ou à un stade social bien défini, et ce mode de coopération est lui-même une « force productive » ; que la quantité de forces productives accessibles aux hommes détermine l’état social, de sorte que « l’histoire de l’humanité » doit être étudiée et traitée en liaison avec l’histoire de l’industrie et du commerce

p.1060

Par conséquent, le lien fondamental des hommes entre eux est matériel avant toute idéologie :

On constate, avant toute chose, un lien matériel des hommes entre eux, un lien déterminé par les besoins et le mode de production, et qui est aussi vieux que les hommes eux-mêmes – un lien qui adopte sans cesse de nouvelles formes et offre donc une « histoire », même sans qu’il existe un non-sens politique ou religieux d’aucune espèce qui serve spécialement à rapprocher les hommes

p.1061

La « conscience », « l’esprit », ne sont eux-mêmes que des produits sociaux qui naissent selon les besoins d’interaction avec d’autres hommes, à travers le langage :

dès l’origine « l’esprit » est frappé par la malédiction d’être « entaché » de la matière, qui emprunte ici la forme de couches d’air agitées, de sons, bref, la forme du langage. Le langage est aussi vieux que la conscience – il est la conscience réelle, pratique, aussi présente pour les autres hommes que pour moi-même, et, comme la conscience, le langage naît du seul besoin, de la nécessité du commerce avec d’autres hommes (…) La conscience est donc, dès l’origine, un produit social, et le demeure aussi longtemps qu’il existe des hommes, tout simplement 

souligné par les auteurs, p.1061

La conscience est donc au début « moutonnière ou tribale », elle est une lente prise de conscience animale de l’environnement, de la « nature », puis elle se développe simultanément avec la production et la population : « La division du travail n’acquiert son caractère qu’à partir du moment où intervient la division du travail matériel et du travail intellectuel. Dès cet instant, la conscience peut vraiment s’imaginer qu’elle est autre chose que la conscience de la pratique établie et qu’elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel » (souligné par les auteurs, p.1062).

Avec les progrès de la conscience et de la division du travail peuvent donc apparaître des « conflits » car « il peut arriver, et il arrive en fait, que l’activité spirituelle et l’activité matérielle, que la jouissance et le travail, que la production et la consommation, échoient à des individus différents. La seule possibilité d’éviter ce conflit consiste, une fois de plus, à abolir la division du travail » (p.1063).

La division du travail repose sur des familles « isolées » et génère donc une répartition inégale du travail ainsi que de la « propriété », dont « la première forme, se trouve dans la famille, où la femme et les enfants sont les esclaves de l‘homme. Encore très rudimentaire dans la famille, l’esclavage est la première propriété » (p.1063). Division du travail et propriété privée expriment d’ailleurs la même chose, la première par rapport à l’activité, la seconde par rapport au produit (p.1063-1064).

Par ailleurs, la division du travail génère l’antagonisme entre l’intérêt de chaque individu et « l’intérêt commun de tous les individus qui communiquent entre eux ». C’est ainsi que cet antagonisme, sous la forme de l’État, prend « une configuration autonome, détachée des intérêts réels, individuels et collectifs, en même temps qu’il se représente comme communauté illusoire ». Ainsi, « il s’ensuit que toutes les luttes au sein de l’État, la lutte entre la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, la lutte pour le suffrage, etc., ne sont que les formes illusoires du communautaire – dans lesquelles les luttes des différentes classes entre elles sont menées (…) Il s’ensuit en outre que toute classe qui aspire à la domination – même si cette domination a pour condition comme c’est le cas pour le prolétariat, l’abolition de toute l’ancienne forme de société et de la domination en général – doit d’abord s’emparer du pouvoir politique afin de présenter, elle aussi, son intérêt comme l’intérêt général, ce à quoi elle est contrainte dès le début » (p.1064). L’éditeur précise qu’il est question de conquête du politique, et non de l’État, ce dernier ayant plutôt vocation à être aboli, avec toute autre forme de « domination » (p.1724). On peut en déduire une conception du communisme lui-même :

C’est justement parce que les individus poursuivent uniquement leur intérêt particulier, qui, à leurs yeux, ne coïncide nullement avec leur intérêt commun, que celui-ci est mis en avant comme un intérêt qui leur est « étranger », et qui est « indépendant » d’eux, bref, comme un intérêt « général » qui est, à son tour, d’une nature particulière (…) Du reste, la lutte pratique de ces intérêts particuliers constamment opposés aux intérêts communs, réels ou illusoires, rend nécessaire l’intervention pratique et l’action modératrice de l’illusoire intérêt « général » qui a forme d’État 

soulignés par les auteurs, p. 1064-1065

Aussi longtemps que subsiste la division entre intérêt particulier et intérêt général, et que l’activité n’est pas divisée volontairement mais naturellement, le propre acte de l’homme se dresse devant lui comme une puissance étrangère qui l’asservit, au lieu que ce soit lui qui la maîtrise. En effet, du moment où le travail commence à être réparti, chacun entre dans un cercle d’activités déterminé et exclusif,  qui lui est imposé et dont il ne peut s’évader ; il est chasseur, pêcheur, berger, ou « critique critique », et il doit le rester, sous peine de perdre les moyens qui lui permettent de vivre. Dans la société communiste, c’est le contraire : personne n’est enfermé dans un cercle exclusif d’activités et chacun peut se former dans n’importe quelle branche de son choix ; c’est la société qui règle la production générale et qui me permet ainsi de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir et de m’adonner à la critique après le repas, selon que j’en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. Cette activité sociale qui s’immobilise, ce produit de nos mains qui se change en un pouvoir matériel qui nous domine, échappe à notre contrôle, contrarie nos espoirs, ruine nos calculs – ce phénomène-là, c’est un des principaux facteurs de l’évolution historique connu jusqu’ici 

p.1065

La puissance sociale, c’est-à-dire la force productive multipliée résultant de la coopération imposée aux divers individus par la division du travail, apparaît à ces individus – dont la coopération n’est pas volontaire mais naturelle – non comme leur propre puissance conjuguée, mais comme une force étrangère, située en dehors d’eux, dont ils ignorent les tenants et les aboutissants, qu’ils sont donc incapables de dominer et qui, au contraire, parcourt maintenant une série bien particulière de phases et de stades de développement, succession de faits à ce point indépendants de la volonté et de la marche des hommes qu’elle dirige en vérité cette volonté et cette marche

p.1065-1066

Cette Entfremdung, cette « aliénation » – pour être compris des philosophes – ne peut naturellement être surmontée qu’à une double condition pratique. Afin qu’elle devienne une puissance « insupportable », c’est-à-dire une puissance contre laquelle on se révolte, il faut, d’une part, qu’elle ait produit des masses d’hommes qui ne possèdent absolument rien, des masses privées de tout. Il faut en même temps, que cette humanité dénuée contraste avec le monde existant de la richesse et de la culture, ce qui suppose une grande augmentation de la force productive, un haut degré de son développement. D’autre part, ce développement des forces productives (par lequel, simultanément, est déjà donnée la vie empirique présente dans l’existence historique mondiale des hommes, et non plus dans leur existence locale) est une condition pratique absolument nécessaire, parce que sans lui, seules l’indigence et la misère deviendraient générales et on verrait fatalement renaître la lutte pour le nécessaire : ce serait le retour de toute la vieille misère. En outre, seul ce développement universel des forces productives permet un commerce universel des hommes (…) A la place des individus provinciaux, cette évolution a fait apparaître des individus universels, dont l’horizon est l’histoire mondiale. Sans ce développement, 1° le communisme ne pourrait avoir qu’une existence locale ; 2° les puissances de la communication elle-même n’auraient pu devenir des puissances universelles, donc intolérables, elles seraient restées les « circonstances » du petit chez soi superstitieux ; 3° toute extension du commerce des hommes abolirait le communisme d’un seul lieu. Le communisme n’est possible concrètement que comme le fait des peuples dominants, accompli « d’un seul coup » et simultanément, ce qui suppose le développement universel des forces productives et du commerce mondial qui s’y rattache 

p.1066-1067, soulignés par les auteurs

Pour nous, le communisme n’est pas un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel, qui abolit l’état actuel des choses. Les conditions de ce mouvement résultent des données préalables telles qu’elles existent présentement 

p.1067

Le prolétariat, ainsi que son « action », le communisme, ne peuvent donc exister qu’à un niveau « historique et mondial », rattachés à « l’histoire universelle » (p.1067).

La « société civile » est « la forme de commerce déterminée à tous les stades historiques par les forces productives disponibles » et par conséquent elle est bien « le creuset et le théâtre de toute histoire » : ce n’est pas les « faits et gestes politiques retentissants » (p.1068).

L’histoire n’est rien que la succession des générations, qui viennent l’une après l’autre et dont chacune exploite les matériaux, les capitaux, les forces productives léguées par toutes les générations précédentes ; par conséquent, chacune d’elle continue, d’une part, l’activité traditionnelle dans des circonstances entièrement modifiées, et, d’autre part, elle modifie les anciennes conditions par une activité totalement différente

p.1069

On veut cependant nous faire croire que l’histoire a un but, que le mode de production et les organisations sociales tendent simplement à se mondialiser (p.1069) :

Assurément, c’est une donnée tout aussi empirique de l’histoire écoulée, qu’avec l’extension mondiale des activités, les différents individus ont été de plus en plus asservis à une puissance qui leur est étrangère (…), à une puissance qui est devenue de plus en plus massive, pour apparaître finalement comme marché mondial

souligné par les auteurs, p.1070

La « révolution communiste » renversera ce marché et la propriété privée pour établir une « histoire mondiale » : « la véritable richesse spirituelle de l’individu dépend entièrement de la richesse de ses relations réelles. C’est seulement ainsi que les individus sont délivrés des diverses barrières nationales et locales (…) Première forme spontanée de la coopération historique et mondiale des individus, la dépendance universelle se change, par suite de cette révolution communiste, en contrôle et en maîtrise consciente de ces puissances (…) » (souligné par les auteurs, p. 1070). « Les individus, à la vérité, se font mutuellement, au physique comme au moral, mais ils ne se font pas eux-mêmes » (souligné par les auteurs, p. 1071). Marx et Engels reviennent sur la conception qu’ils veulent établir :

Cette théorie de l’histoire a pour objet d’analyser le processus réel de production en partant de la production matérielle de la vie quotidienne ; de concevoir la forme de commerce liée à ce mode de production et engendrée par lui, autrement dit, la société civile à ses différents stades, comme le fondement de toute l’histoire ; de décrire cette société dans son action en tant qu’État, aussi bien que d’expliquer par elle l’ensemble des diverses productions théoriques et formes de la conscience, telles que la religion, la philosophie, la morale, etc. ; (…) Comme elle n’explique pas la pratique par l’idée, mais la formation des idées par la pratique matérielle, elle aboutit logiquement à la conclusion que toutes les formes et tous les produits de la conscience peuvent être résolues (…) en bouleversant effectivement les conditions sociales d’où sont issues ces billevesées idéalistes ; bref, ce n’est pas la critique, mais la révolution qui est la force motrice de l’histoire, de la religion, de la philosophie, et de toute autre théorie 

p.1071

« Cette conception de l’histoire montre que les circonstances font les hommes tout autant que les hommes font les circonstances » (p.1072).

Les auteurs précisent cependant que les « éléments matériels d’un bouleversement total », à savoir « les conditions de vie » héritées, « les forces productives disponibles », et « la formation d’une masse révolutionnaire » en révolte contre « l’ancienne « production de la vie » elle-même », doivent être rassemblés pour que le bouleversement ait lieu en pratique, sinon peu importe « l’idée » (p.1072). Contrairement à « l’ancienne théorie », il faut « écrire l’histoire selon une norme qui lui est extérieure », ne pas « partager l’illusion de cette époque » et ne pas faire des « idées » les principales forces de l’histoire (p.1072-1073). Il n’est par ailleurs pas primordial de combattre des idées qui « n’existent pas, pour la masse des hommes », et quand bien même : « l’élimination de ces idées de la conscience humaine ne sera réalisée, redisons-le, que grâce à un milieu transformé et non pas des arguments théoriques » (p.1074).

Pour cette raison, les philosophes allemands paraissent risibles, et l’on peut tout aussi bien critiquer Feuerbach car, tous ont beau penser très fort, sans praxis ils n’ont aucun impact réel, et peuvent donc d’autant moins se réclamer du communisme (p.1075-1076). Tandis que « pour les matérialistes pratiques, c’est-à-dire pour les communistes, il s’agit de révolutionner le monde existant, d’attaquer et de transformer pratiquement l’état des choses donné » (souligné par les auteurs, p.1077). Feuerbach parle beaucoup du « monde sensible » mais ne voit pas à quel point celui-ci est façonné par les activités humaines, « commerce », « industrie », qui sont « le fondement du monde réel tout entier » (p.1078-1079).

À toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes ; autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose en même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle, si bien qu’en général, elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux à qui ces moyens font défaut. Les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles dominantes, ce sont ces conditions conçues comme idées, donc l’expression des rapports sociaux qui font justement d’une seule classe la classe dominante, donc les idées de la suprématie

souligné par les auteurs p.1080-1081

Les individus composant ces classes dominantes « dominent, entre autres choses, comme penseurs aussi, comme producteurs de pensées » (p.1081).

Or, la division du travail, dans laquelle nous avons déjà reconnu l’un des facteurs les plus importants de l’histoire, prend aussi, dans la classe dominante, la forme de la division du travail intellectuel et du travail matériel, de sorte que, à l’intérieur de cette classe, l’une des parties présente ses penseurs attitrés (les idéologues actifs et conceptifs dont le principal gagne-pain consiste à entretenir l’illusion que cette classe nourrit à son propre sujet) (…) Cette division peut même dégénérer, au sein de cette classe, en un certain antagonisme, une certaine rivalité entre les deux parties. Toutefois, cette opposition disparaît automatiquement dès qu’un conflit pratique met en danger la classe elle-même (…)

p.1081

Les idées dominantes prennent alors l’air d’idées puissantes en elles-mêmes et non du fait des moyens des classes sociales dominantes, et tendent à s’universaliser (p.1081-1082) :

Ce sont des pensées de plus en plus abstraites qui prévalent, c’est-à-dire des pensées qui revêtent de plus en plus les formes de l’universalité. En effet, toute nouvelle classe qui prend la place d’une classe précédemment dominante est obligée, ne serait-ce que pour parvenir à ses fins, de présenter ses intérêts comme l’intérêt commun de tous les membres de la société ; c’est-à-dire, pour parler idées, de prêter à ses pensées la forme de l’universalité, de les proclamer les seules raisonnables, les seules qui aient une valeur universelle

p.1082

Face à elle, la classe révolutionnaire condition d’existence « d’idées révolutionnaires », ne parle pas en son unique nom mais en celui de « la masse totale de la société en face de l’unique classe dominante » (p.1082). Une classe n’accède à la domination qu’en s’alliant à celle immédiatement inférieure, qui prend du pouvoir elle aussi, mais l’opposition aux non dominants se creuse alors (p.1083). Les philosophies idéalistes restent  dans le conceptuel et n’ont de sens que par rapport à la situation sociale de ceux qui s’en revendiquent (p.1083-1085).

La division du travail est bien corrélée aux différentes formes de propriété : ce sont le déploiement des forces productives, la division du travail et le commerce intérieur qui structurent les rapports des « nations » entre elles, mais aussi à l’intérieur, la division entre industrie, commerces (les villes) et  agriculture. Ces divisions sont accentuées par les modes d’exploitation (esclavage, ordres, classes…) qui répartissent les individus : « Chaque fois qu’elle atteint un nouveau degré, la division du travail détermine aussi les rapports des individus entre eux quant aux matériaux, aux instruments et aux produits du travail » (p.1086). On a observé tout d’abord la « propriété tribale » (p.1086), puis la « propriété antique communale » (p.1086-1087), la « propriété féodale » à travers les ordres (p.1087-1089).

B. Genèse du capital et de l’État moderne (p.1091)

L’éditeur précise que cette partie faisait initialement partie du chapitre suivant, mais que Marx l’a finalement placée ici. Il commence par faire observer que l’évolution du mode de production engendre une division du travail entre villes et campagne et finalement leur opposition :

La plus grande division du travail matériel et du travail intellectuel est la séparation de la ville et de la campagne (…) Avec la ville naît la nécessité de l’administration, de la police, des impôts, etc., bref, du régime communal et, partant, de la politique tout court. C’est là qu’apparaît, pour la première fois, la division de la population en deux grandes classes, qui repose directement sur la division du travail et des instruments de production. La ville, c’est déjà le fait de la concentration de la population, des instruments de production, du capital, des modes de consommation, des besoins, tandis que la campagne met en évidence le fait opposé, l’isolement et le démembrement (…) [Cette opposition] est l’expression la plus flagrante de l’assujettissement de l’individu à la division du travail, à une activité déterminée qu’on lui impose (…) Là encore, le travail est le facteur primordial ; c’est une puissance au-dessus des individus (…)

souligné par les auteurs, p.1092-1093

Les villes ont d’abord été le siège des corporations, elles sont le lieu où s’exilent nombre de « serfs » persécutés par les seigneurs, qui doivent se plier à la place assignée par la division du urbaine du travail (p.1093). Les villes étaient « de véritables « associations » nées du besoin immédiat » (p.1094), elles offrent un « capital corporatif » mais créent des divisions entre métiers et conditions sociales. La division du travail se développe ainsi même entre villes (p.1095-1096). Avec les « concentrations » d’instruments et de travailleurs apparaissent également les manufactures (p.1096-1097), et le travail sur machine, tel que le tissage (p.1097). « La manufacture devint un refuge pour les paysans contre les corporations qui leur fermaient leurs portes ou les payaient mal, tout comme autrefois les corporations urbaines leur avaient servi de refuge contre les propriétaires fonciers » (p.1098).

Le capital et les masses laborieuses changent elles aussi (apparition du vagabondage) et une guerre économique entre nations émerge : « dès ce moment le commerce prit une signification politique » (p.1098). Le commerce, en s’internationalisant, et en développant les manufactures, engendre l’apparition de la « grande bourgeoisie », qui dépassera bientôt la « petite bourgeoisie » corporative. L’État, s’enrichissant lui aussi de ce commerce international, protège la manufacture par les droits de douane et les monopoles coloniaux (p.1100), le XVIIIème marque le début d’une financiarisation et de la « grande industrie » (notamment en Angleterre). Cette dernière transforme le monde radicalement, elle généralise la concurrence,  établit les moyens de communication et un marché mondial modernes, « elle fait tout pour anéantir l’idéologie, la religion, la morale, etc., et lorsqu’elle n’y réussit pas, elle les fit passer en un mensonge flagrant : c’est elle qui créa enfin l’histoire universelle, dans la mesure où elle unit sous la dépendance du monde entier chaque nation civilisée et chaque individu de cette nation pour la satisfaction de ses besoins » (p.1103). La grande bourgeoisie crée ainsi une bourgeoisie internationale aux intérêts communs, « elle rend insupportable au travailleur non seulement ses rapports avec le capitaliste, mais le travail lui-même » (p.1104).

« Tous les heurts de l’histoire ont donc, d’après notre conception, leur origine dans le conflit des forces productives et du mode de commerce » (p.1105), le conflit entre des ouvriers produisant en masse au profit de capitalistes monopolistes. Cette concurrence peut se développer entre pays même. Les individus sont isolés par ce vaste pouvoir, et il faut du temps pour dépasser cet état :

« Tout en les rassemblant, la concurrence isole les individus les uns des autres, non seulement les bourgeois, mais davantage encore les prolétaires. C’est pourquoi, un temps assez long s’écoule avant que ces individus puissent s’unir, sans parler du fait que pour ne pas rester purement locale, cette union nécessite la création préalable, par la grande industrie, des moyens indispensables, tels que les grands centres industriels et les voies de communication rapides et bon marché ; c’est pourquoi il faut de longs combats pour vaincre tout pouvoir organisé en face de ces individus isolés et vivant dans des conditions qui produisent chaque jour à nouveau l’isolement

p.1105

La « genèse de la bourgeoisie » s’aperçoit au Moyen-Âge, alors que les gens se retrouvent dans la lutte contre l’aristocratie et créent des « conditions communes à tous et indépendants de chacun en particulier », qui deviennent ensuite des « conditions de classe », avant que cette dernière « se scinde, selon la division du travail ». Ce qui vaut ici pour la bourgeoisie vaut pour d’autres classes sociales. « Les individus isolés ne constituent une classe qu’autant qu’ils ont à mener une lutte commune contre une autre classe ; au demeurant, eux-mêmes s’affrontent hostilement dans la concurrence » (p.1106-1107). « Les individus sont subordonnés à la classe » comme à la division du travail, et cela ne peut cesser qu’avec « l’abolition de la propriété privée et du travail lui-même » (p.1107), lorsqu’apparaîtra la classe qui n’a plus « d’intérêt de classe à faire prévaloir contre la classe dominante » (p.1108).

La propriété privée s’étant libérée de la communauté, l’État a acquis une existence particulière à côté et en dehors de la société civile ; mais il n’est rien de plus que la forme de l’organisation que les bourgeois sont forcés de se donner, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, pour garantir mutuellement leur propriété et leurs intérêts (…) L’État est la forme par laquelle les individus d’une classe dominante font valoir leurs intérêts communs

p.1109

Pour mettre fin à la transformation, par la division du travail, des aptitudes (relations) personnelles en puissances matérielles, il ne suffit pas de chasser de sa tête l’idée générale de ce phénomène ; on n’y parviendra que si les individus reprennent leur maîtrise sur ces puissances matérielles et abolissent la division du travail. Voilà qui est impossible sans la communauté. Car c’est seulement dans la communauté qu’existent pour chaque individu les moyens de cultiver ses dispositions dans tous les sens ; c’est donc uniquement dans la communauté que la liberté personnelle devient possible

p.1111

« L’apparence de communauté » qui existait jusqu’ici n’était qu’ « union » de classes opposées et donc une « puissance indépendante », voire « une nouvelle chaîne » pour les dominés. Les individus « évoluent à partir d’eux-mêmes » mais dans des conditions socio-historiques données. La division du travail et l’opposition de classe produisent les principales différences (p.1112). Les prolétaires ne sont pas maîtres de leur destin, de leurs conditions, individuellement, et ont du mal à se retrouver dans une autre classe : « …Et le contraste entre la personnalité du prolétaire individuel et la condition de vie qui lui est imposée, à savoir le travail, n’échappe nullement au prolétaire lui-même, et cela d’autant moins que, dès son jeune âge, il est sacrifié… » (p.1113). Ils doivent, pour dépasser leur condition, s’opposer à l’État :

Les prolétaires doivent, eux, pour faire valoir leur personnalité, abolir la condition d’existence qui fut jusqu’ici la leur, et qui est en même temps celle de toute l’ancienne société : ils doivent abolir le travail. C’est pourquoi ils se trouvent en opposition directe avec l’État, forme sous laquelle les individus de la société se sont donné jusqu’à présent une expression collective ; et ils doivent renverser l’État pour affirmer leur personnalité

p.1114

L’éditeur fait observer dans une note de bas de page que de ce point de vue, Marx est « le théoricien le plus conséquent de l’anarchisme » (p.1735).

Jusqu’à présent les individus appartenaient à la communauté en tant qu’ « individus moyens », en tant que « membres d’une classe ». En revanche, « dans la communauté des prolétaires révolutionnaires », c’est le contraire : « les individus y participent en tant qu’individus » (p.1114).

Conclusion : vers la communauté des individus complets (p.1115)

Ce qui distingue le communisme de tous les mouvements connus jusqu’ici, c’est qu’il bouleverse les fondements de tous les rapports de production et de commerce traditionnels et que, pour la première fois, il traite de manière consciente toutes les données naturelles préalables comme des créations des générations passées en les dépouillant de leur caractère primitif et en les soumettant à la puissance des individus associés (…) L’existence créée par le communisme est précisément la base réelle qui permet de rendre impossible qu’aucune existence soit indépendante des individus

p.1115

Ce qu’il y a de « contingent », d’ « inorganique », se caractérise par des « conflits » matériels, des faits historiques, et non des « concepts » (p.1115-1116). Les individus s’affirment, « communiquent » selon la façon dont ils sont en lien… tant qu’il n’y a pas conflit dans les modes de commerce et les forces productives. Ces dernières évoluent étape par étape, tout comme les individus. Ce développement spontané et lent entraîne des évolutions diverses et différenciées, fruit des intérêts dominants (p.1116-1117).

Sur la genèse de l’ordre des choses : « Dans la grande industrie et la concurrence, toutes les conditions d’existence, toutes les limitations et tous les particularismes des individus se sont  fondus dans ces deux formes élémentaires : la propriété privée et le travail » (p.1118), renforcée par le rôle de « la monnaie » (ibid.), et par la division du travail, et la dispersion des propriétés privées (p.1119), « alors que ces forces ne sont réelles que dans le commerce et la connexion de ces individus », qui sont réduits à des « êtres abstraits » (p.1119-1120).

L’affirmation de soi et la production ont été séparées, la vie matérielle devient une « fin », alors qu’elle devrait servir l’affirmation de soi : « seul lien qu’ils [individus] conservent encore avec les forces productives et avec leur propre existence, le travail a perdu chez eux toute appartenance d’une mise en œuvre de soi-même, et ne maintient leur vie qu’en l’appauvrissant » (p.1120). D’où l’impératif d’abolir le travail, comme le fait remarquer l’éditeur dans une note p.1737.

L’appropriation prolétarienne des forces productives qui soumet la production aux individus ne peut se faire qu’à travers une association universelle révolutionnaire : « dans toutes les formes anciennes de l’appropriation, une masse d’individus restait soumise à un seul instrument de production ; dans l’appropriation réalisée par les prolétaires, il faut qu’une masse d’instruments de production soit subordonnée à chaque individu, et que la propriété soit subordonnée à l’ensemble ». Cette appropriation « ne peut être accomplie que par une association », qui soit « universelle » et portée par une « révolution ».

C’est à ce stade que l’affirmation personnelle se confond enfin avec la vie matérielle, stade qui correspond à l’épanouissement des individus appelés à devenir des individus complets, et à se débarrasser de tout naturel primitif (…) Avec l’appropriation de la totalité des forces productives par les individus associés, la propriété privée cesse d’exister

p.1121

L’appropriation des forces productives par les prolétaires universellement associés, apportent de nombreuses données sur le communisme. Les auteurs s’opposent à l’abstraction nommée « Homme » dans l’histoire vue par les philosophes, qui transforment cette dernière, ce faisant, en « un processus d’évolution de la conscience » (p.1122). Ils synthétisent leurs principaux résultats (voir p.1122-1123) :

  1. À un certain stade émergent des forces de production qui s’avèrent vite n’être que des « forces de destruction (machinisme et argent) ». Une classe supporte toutes les « charges » sans profiter des avantages, d’où la prise de conscience de la nécessité d’une révolution
  2. Les conditions générales (dont dépend l’usage de forces productives déterminées) sont imposées par une classe dominante, dont la « puissance sociale » est le fruit de ses « possessions matérielles ». Cette puissance s’exprime de façon « idéaliste et pratique » à travers l’État. La lutte révolutionnaire est dirigée contre cette classe et donc contre cet État.
  3. La révolution communiste, contrairement aux autres, se dresse contre « le mode traditionnel des activités » : elle va abolir le travail, la « domination de toutes les classes », dissoudre les « nationalités »…
  4. La révolution est « nécessaire » car il n’y pas d’autre moyen pour se débarrasser « de toute l’ancienne fange »…

Les 4 points de cette conclusion s’ajoutent, selon l’éditeur, aux Thèses sur Feuerbach, et concentrent l’apprentissage matérialiste de Marx sur les dix dernières années (p.1738). L’éditeur précise que si ce texte comporte une « dimension éthique », et une exigence révolutionnaire, il n’y a rien de commun avec les réinterprétations telles qu’a pu en faire J. Habermas, que l’éditeur critique longuement (p.1738-1740).

Cette première partie s’achève par une sorte de prologue à la partie suivante : Le concile de Leipzig, du nom de la ville où se situe l’éditeur de Bauer et Stirner, dans lequel « Saint Max » et « Saint Bruno » sont moqués par les auteurs, pour leurs débats métaphysiques et leurs attaques de Marx et de ses proches (p.1123-1125).

II). Saint-Bruno (p.1126-1134)

Cette partie est une critique ironique de Bauer. La version proposée par l’éditeur est plus un ensemble de « morceaux choisis » (p.1741).

Les auteurs estiment d’abord que Bauer s’en prend à Feuerbach pour se donner de l’importance, et se moquent de lui car il est continuellement focalisé sur la « conscience de soi », il spécule sur des concepts sans prêter attention aux conditions réelles : « Pour lui, la phrase philosophique concernant le problème réel, c’est ce problème même » (p.1128, souligné par les auteurs). Bauer, s’inspirant de Stirner, semble croire que changer les consciences c’est changer le monde, et entretient donc un rapport ambigu à la théologie. Ils répondent aux critiques erronées de Bauer contre Feuerbach et les matérialistes (p.1131-1133).

III). Saint-Max : L’Unique et sa propriété (p.1135-1325)

Ici aussi il s’agit de morceaux choisis. Les auteurs commencent par déplorer l’idéalisme de Stirner et sa « conversion à l’égoïsme », et se proposent de commenter son livre en suivant son plan. Stirner estime qu’il est fondamental d’étudier l’évolution de la conscience, mais reste en même temps focalisé sur l’esprit de la classe dominante. Les auteurs critiquent donc cette vision idéaliste de l’histoire, qui prolonge celle de Hegel et de son « règne de l’esprit », sans prêter attention aux conditions réelles. Ils polémiquent pour cela à propos de la famille, de la « morale bourgeoise », et sur le concept d’homme (p.1158-1160).

Les auteurs proposent une sociohistoire de la bourgeoisie en vue de mieux comprendre pourquoi Stirner critique le libéralisme (p.1161 et suivantes). Ce dernier ne saisit pas que « la phraséologie libérale est l’expression idéaliste des intérêts réels de la bourgeoisie » (p.1165). Il se trompe également en confondant prolétariat et paupérisme : « le paupérisme n’est que la situation du prolétariat ruiné, l’échelon le plus bas où descend le prolétaire désormais incapable de résister à la pression de la bourgeoisie, et où seul le prolétaire privé de toute énergie est un pauper » (souligné par les auteurs, p.1170-1171).

Il ne suffit pas de cesser de croire à l’argent ou au travail pour s’en émanciper : « l’État moderne – le règne de la bourgeoisie – repose sur la liberté du travail (…) La liberté du travail, c’est la libre concurrence des travailleurs entre eux (…) Le travail est libre dans tous les pays civilisés ; il ne s’agit pas de rendre le travail libre, mais de l’abolir » (souligné par les auteurs, p.1174).

Les auteurs critiquent ensuite l’approche idéaliste à travers laquelle Stirner veut réfuter le communisme (p.1174 et suivantes), et font observer que « dans l’activité révolutionnaire, la transformation de soi-même coïncide avec la transformation des circonstances extérieures » (p.1182). Ils font également observer que le communisme n’est ni jouissance dans le travail, ni jouissance dans l’oisiveté.

Le « souci » n’est rien d’autre que ce sentiment d’oppression et d’angoisse qui, dans la bourgeoisie, accompagne nécessairement le travail, cette vile activité du gagne-pain besogneux (…) Tandis que la misère du prolétaire prend une forme aigue, violente, le pousse à engager un combat à la vie et à la mort, le rend révolutionnaire et produit, par conséquent, non le « souci », mais la passion. Or, si le communisme veut abolir le « souci » du bourgeois tout comme la misère du prolétaire, il va de soi qu’il ne peut le faire sans abolir la cause de l’un et de l’autre : le « travail »

p.1188

Ils ajoutent : « les formes antérieures des révoltes ouvrières se rattachaient aux divers stades de développement du travail et au type de propriété qui en résultait ; l’insurrection communiste directe ou indirecte est liée à la grande industrie » (p.1189).

Ils font une mise au point sur la notion de propriété privée : l’individu n’est pas qu’une fonction économique (propriétaire) et n’est pas qu’un amas de propriétés, puisque la propriété privée est ce qui peut être vendu, trafiqué (p.1194-1195). Ils reviennent sur l’idéalisme de Stirner, obsédé par la théologie : « (…) ainsi, la lutte contre l’illusion religieuse, contre Dieu, fut de nouveau substituée à la lutte réelle » (p.1199). Ainsi, « la philosophie est à l’étude du monde réel ce que l’onanisme est à l’amour sexuel » (p.1200).

Pour les auteurs, Stirner étudie trop ce que les individus pensent être ; il devrait passer de l’étude « de ce que le hommes s’imaginent être à ce qu’ils sont, de ce qu’ils se représentent à ce qu’ils font et doivent faire dans des circonstances déterminées » (p.1202). Ils ré-insistent sur le fait qu’il ne comprend pas le communisme : « les communistes, loin de prôner l’égoïsme contre le dévouement, ou le dévouement contre l’égoïsme, loin de concevoir cette opposition sous sa forme sentimentale ou sous sa forme idéologique, transcendante, révèlent au contraire ses causes matérielles, avec lesquelles elle disparaîtra d’elle-même. Les communistes ne prêchent aucune espèce de morale » (souligné par les auteurs, p.1203). De la même manière, l’intérêt « général » et l’intérêt privé ne semblent s’opposer que dans les conditions actuelles (p.1204).

Les auteurs polémiquent avec Stirner qui semble accepter la dialectique chrétienne selon laquelle notre nature ne nous appartient pas :

Ce n’est pas la conscience mais l’existence qui est en cause ; non la pensée mais la vie ; c’est l’épanouissement de l’individu, c’est l’expression de sa vie dans le réel, laquelle dépend, à son tour, des conditions mondiales. Quand cet individu vit dans des circonstances qui ne lui permettent que le développement incomplet d’une qualité aux dépens de toutes les autres, et ne lui offrent de matériau et de temps que pour développer  cette seule qualité, cet individu ne parviendra qu’à un déploiement incomplet et étiolé. Nul sermon n’y fera rien

p.1209

Une existence plus bornée et limitée en termes d’activités engendre une « répression » des pensées et des « appétits », tandis que :

Chez un individu, par exemple, dont la vie comprend un vaste champ d’activités diverses et de relations pratiques avec le monde, qui mène donc une existence multiforme, la pensée a le même caractère d’universalité que n’importe quelle autre des manifestations de cet individu. Par conséquent, elle ne se fixe pas comme pensée abstraite (…) Elle est toujours et d’emblée un élément de la vie totale de l’individu, qui s’évanouit et se reproduit au grès du besoin »

souligné par les auteurs, p.1210

Ils critiquent les concepts que Stirner revendique, notamment la notion de vocation :

Dans la vocation, la destination, la tâche, etc., l’individu se voit lui-même autre qu’il n’est réellement, comme chose étrangère, donc sacrée, et il revendique, face à son être réel, son idée de ce qu’il doit être, lui cette chose légitime, idéale, sacrée

p.1211

Dans la réalité, où les individus ont des besoins, ils ont aussi par là même, une vocation et une tâche, et tout d’abord il importe peu qu’ils en fassent leur vocation, même dans leur imagination. Mais il va de soi que les individus, parce qu’ont une conscience, se font aussi une idée de la vocation qui découle de leur existence empirique

souligné par les auteurs, p.1212

Ils illustrent leur critique avec le « prolétaire » dont la vocation première est de satisfaire ses besoins, mais qui peut imaginer que sa vocation est en fait de renverser l’ordre existant pour sortir de la condition de « bête de somme », car c’est toujours quand une classe domine que l’autre à vocation à la renverser (p.1212).

Au demeurant, quand, par exemple, le bourgeois signifie au prolétaire que sa tâche humaine, à lui prolétaire, consiste à travailler quatorze heures par jours, le prolétaire est parfaitement en droit de lui tenir le même langage en répondant que sa tâche consiste en vérité à renverser tout le régime bourgeois 

p.1213

Contre Stirner, qui sacralise trop les choses, ils insistent :

La réalisation intégrale de l’individu ne cessera d’apparaître comme idéal, comme vocation et métier, etc., que lorsque l’élan mondial, qui sollicite les dispositions individuelles de s’épanouir réellement, sera maîtrisé par les individus, ainsi que le veulent les communistes

p.1215

L’évolution du mode de production montre que la phraséologie dominante est creuse et hypocrite :

Plus la forme de commerce normale de la société et, avec elle, les conditions de la classe dominante développent leur résistance contre les forces productives avancées, donc plus le schisme au sein de la classe dominante elle-même et avec la classe dominée grandit, plus la conscience qui correspondait primitivement à cette forme de commerce perd naturellement de sa véracité ; autrement dit elle cesse d’être la conscience correspondant à ce commerce, et plus les représentations anciennes, traditionnelles, qu’on se fait de ces relations sociales où les intérêts personnels réels, etc., étaient proclamés intérêt général, se dégradent et deviennent des phrases creuses et idéalisantes, illusion consciente, hypocrisie délibérée (…) et plus le langage de la société normale se fait hypocrite, moral et sacré

p.1215-1216

Les auteurs polémiquent avec Stirner sur différents points et corrigent ses errements idéalistes (p.1216 et suivantes), et en viennent à aborder l’État et le pouvoir :

Si, comme Hobbes et d’autres, l’on fait de la force le fondement du droit, alors le droit, la loi, etc., ne sont que le système, l’expression d’autres rapports sur lesquels repose la puissance de l’État. La vie matérielle des individus, qui ne dépend nullement de leur seule « volonté », leur mode de production et leurs relations sociales, qui se conditionnent réciproquement, constituent la base réelle de l’État et le restent à tous les stades où la division du travail et la propriété privée sont encore nécessaires, tout à fait indépendamment de la volonté des individus. Ces conditions réelles ne sont pas du tout créées par le pouvoir d’État ; ce sont elles, au contraire, qui créent ce pouvoir-là. Les individus qui exercent le pouvoir dans ces conditions doivent donc, outre que leur pouvoir doit se constituer en État, donner à leur volonté déterminée par ces conditions précises une expression générale comme volonté d’État, comme loi – expression dont le sens est toujours déterminé par les conditions de cette classe, comme le prouvent très clairement le droit privé et le droit pénal. Pas plus qu’il ne dépend de leur volonté, idéaliste, de leur bon plaisir, que leur corps ait ou n’ait pas de poids, il ne dépend pas de leur volonté d’imposer celle-ci sous forme de loi, et de la proclamer, en même temps, indépendante du bon plaisir personnel de chacun d’entre eux. Leur domination personnelle doit se constituer en même temps comme domination d’une moyenne, et elle repose sur ces conditions d’existence qui se développent et qui sont communes à un grand nombre d’entre eux ; responsables du pouvoir, ils ont à assurer sa persistance contre d’autres, tout en l’imposant à tous. L’expression de cette volonté déterminée par leurs intérêts communs est la loi 

souligné par les auteurs, p.1232-1233

Selon les auteurs, tout ne peut donc être histoire de « volonté », tant que les conditions sociales ne changent pas :

Tant que, par exemple, les forces productives n’ont pas atteint ce degré de développement qui rendrait superflue la concurrence, et qu’elles ne feraient donc que ressusciter sans cesse la concurrence, ce serait, pour les classes dominée, vouloir l’impossible que d’avoir la « volonté » d’abolir la concurrence, et, avec elle, l’État et la loi 

p.1233

De la même manière pour le crime : « Pas plus que le droit, le crime, c’est-à-dire la lutte de l’individu isolé contre l’ordre établi, ne résulte du pur arbitraire. Il dépend au contraire des mêmes conditions que l’ordre dominant » (p.1234).

« Dans la constitution, les bourgeois abolissent l’État primitif pour ériger et faire leur propre État » (souligné par les auteurs, p.1239), déclarent les auteurs avant de commenter des passages du livre de Stirner sur l’État et la propriété notamment, tout en ponctuant :

La propriété privée est un mode de commerce nécessaire à un certain stade de développement des forces productives, un mode dont on ne peut se débarrasser ni se passer dans la production de la vie matérielle de tous les jours, tant que ne sont pas créées les forces productives pour lesquelles la propriété privée devient une entrave gênante 

p.1249-1250

Les bourgeois, et plus généralement tous les membres de la société bourgeoise, se voient contraints de se constituer en « Nous », en personne morale, en État, pour protéger leurs intérêts communs, et délèguent à un petit nombre d’individus ne serait-ce qu’en raison de la division du travail, la puissance collective ainsi créée

p.1252

Le commerce mondial a suffisamment prouvé que la fortune bourgeoise est tout à fait indépendante de la politique, tandis que la politique dépend totalement de la fortune bourgeoise » (p.1253). Tout en poursuivant les polémiques avec le texte de Stirner, ils font également observer : « Sitôt que la bourgeoisie a amassé de l’argent, l’État est contraint de venir mendier auprès d’elle et finit par être directement acheté par elle

p.1256

Transposés dans le langage, tous les rapports ne peuvent s’exprimer que sous forme de concepts. Si ces concepts et ces généralités passent pour des puissances mystérieuses, c’est uniquement parce que les conditions réelles dont ils sont l’expression se sont rendues indépendantes des individus. Outre la valeur que leur prête la conscience ordinaire, ces généralités reçoivent une valeur et un traitement particulier de la part des politiciens et des juristes qui, voués par la division du travail au culte de ces concepts, voient en ceux-ci, et non dans les rapports de production, le vrai fondement de tous les rapports de propriété réels (…) Le droit devient « précisément » la répression organisée de la force par la force

p.1259

Les auteurs poursuivent la polémique au sujet de la notion de propriété et de la concurrence. Ils estiment que fonder des « établissements communautaires » a été un échec pour le mouvement ouvrier car ceux-ci n’ont pas résisté au marché : pour réussir ils doivent s’opposer à tout le système : « pour les prolétaires ayant des intérêts souvent opposés à cause de la division du travail, seule est possible une « entente » politique dirigée contre l’état de choses actuel dans son ensemble » (p.1266). Ils expliquent que le marché a bouleversé les rapports des individus et des classes les uns avec les autres, ainsi que toute la « superstructure idéologique » des prolétaires (première apparition du terme…) (p.1267).

Après les polémiques sur la concurrence, viennent celles sur l’opposition idéaliste faite par Stirner entre révolte et révolution, celui-ci préférant la première car la seconde est plus institutionnalisante (p.1272). Marx et Engels veulent soumettre ce raisonnement aux faits historiques : l’opposition ne tient pas (p.1273) et l’idée de se retirer du système pour qu’il s’effondre de lui-même est « chimérique » (p.1274). Ils poursuivent les polémiques avec Stirner sur le concept de révolution et le soubassement économique qui peut la constituer, ainsi que sur les questions d’organisation et de division du travail, même au niveau intellectuel et artistique :

Le fait que le talent artistique soit concentré exclusivement dans quelques individus, et qu’il soit, pour cette raison, étouffé dans la grande masse des gens, est une conséquence de la division du travail (…) Dans une organisation communiste de la société, l’assujettissement de l’artiste à l’esprit borné du lieu et de la nation aura disparu. Cette étroitesse d’esprit est un pur résultat de la division du travail. Disparaîtra également l’assujettissement de l’individu à tel art déterminé qui le réduit au rôle exclusif de peintre, de sorte que, à elle seule, l’appellation reflète parfaitement l’étroitesse de son développement professionnel et sa dépendance de la division du travail. Dans une société communiste, il n’y a pas de peintres, mais tout au plus des êtres humains qui, entre autres choses, font de la peinture

p.1289-1290

Les auteurs s’en prennent au passage aux « chevaliers philosophiques de la Substance [qui] se content de phraséologie creuse » et dont « la seule préoccupation consiste à inventer de nouvelles formules pour interpréter le monde existant (…) » (p.1290). Ils en viennent ensuite à aborder la question de la puissance de l’argente devenue autonome :

Dans la puissance de l’argent, dans la Verselbständigung, le devenir-autonome du moyen d’échange universel, tant par rapport à la société que face aux individus, on voit se manifester le plus clairement le devenir-autonome des rapports de production et de commerce (…) La puissance matérielle de l‘argent, qui s’affirme avec éclat dans les crises monétaires (…)

p.1291

La crise monétaire consiste, avant tout, dans le fait que tous les « pouvoirs » se trouvent dépréciés par rapport au moyen d’échange et perdent leur « pouvoir » sur la monnaie (…)

p.1292

Ils polémiquent sur la question de l’autorité supérieure censée réguler l’organisation, c’est-à-dire qu’a priori Stirner n’est pas capable d’envisager une société sans une forme d’État, puis abordent la question de l’exploitation et de la théorie utilitariste (rapport instrumental) :

Vouloir dissoudre l’ensemble des relations diverses entre les hommes dans l’unique relation de l’utilité peut paraître une niaiserie, une abstraction métaphysique ; en vérité, celle-ci s’explique par le fait qu’au sein de la société bourgeoise moderne toutes les relations sont pratiquement subordonnées à une seule relation abstraite, celle de la monnaie et du vil trafic

p.1297

Cette vision vient selon eux avant tout de Hobbes, Bentham, Locke, et de la révolution politique bourgeoise anglaise, mais aussi des économistes d’une certaine façon (p.1297-1298). Ils critiquent cette vision, alimentée également par D’Holbach, et observent :

Cette mascarade dans le langage n’a de vrai sens que si elle est l’expression, inconsciente ou consciente, d’une mascarade dans la réalité. Dans ce cas, le rapport d’utilité a un sens tout à fait précis, à savoir que je me rends service à moi-même en faisant du tort à autrui (exploitation de l’homme par l’homme) (…) Tout cela est vraiment le cas chez le bourgeois, pour qui un seul rapport a de la valeur pour lui-même, le rapport d’exploitation ; tous les autres rapports n’ont de valeur pour lui que dans la mesure où il peut les soumettre à cette seule relation (…) L’expression matérielle de ce profit, c’est l’argent, ce représentant de la valeur de toutes choses, de tout homme et de toutes les relations sociales

souligné par les auteurs, p.1298

Les auteurs précisent et recontextualisent cette idée utilitariste, estimant qu’à l’époque des Lumières, elle était une forme de progrès pour les théoriciens et les bourgeois, car elle permettait de dépasser la féodalité et les « apprêts politiques, patriarcaux, religieux et sentimentaux » de la forme d’exploitation qui lui était propre. « Les progrès de la théorie de l’utilité et de l’exploitation, leurs différentes étapes, vont exactement de pair avec les diverses époques de développement de la bourgeoisie » (p.1299), synthétisent-ils, avant de poursuivre sur l’analyse historique de cette notion (p.1300-1303). Ils s’attaquent ensuite à la notion de « jouissance » revendiquée par Stirner, estimant que la « philosophie qui prêche la jouissance » est particulièrement ancienne et connue :

La philosophie de la jouissance ne fut jamais autre chose que le langage plein d’esprit de cercles sociaux privilégiés en jouissance (…) Cette philosophie se changea en pure phraséologie dès qu’elle revendiqua un caractère universel et se proclama vision de la vie de la société dans son ensemble

p.1305

En refaisant synthétiquement la socio-histoire de cette philosophie, les auteurs montrent ainsi qu’elle émane des élites (p.1305-1306). Reprenant par ailleurs les vocables de « fonction, vocation, tâche, idéal » évoqués par Stirner, les auteurs en proposent différentes conceptions, dont l’une, à propos de la vocation, semble s’appliquer au travail social :

Les conditions d’existence de classe dominante telles qu’elles se reflètent idéalement dans les lois, la morale, etc. (en fonction du développement de la production, jusqu’à ce jour) et telles que les idéologues les isolent théoriquement, avec plus ou moins de conscience ; ces idées peuvent se présenter dans la conscience des individus de cette classe comme « vocation », etc., pour être proposées comme normes de vie aux individus de la classe dominée, comme instrument moral de celle-ci. Notons à ce propos que, comme tous les idéologues, ils mettent nécessairement les choses sens dessus dessous et voient, dans leur idéologie aussi bien la force génératrice que le but de toutes les relations sociales, alors qu’elle n’en est que l’expression et le symptôme

p.1307

En poursuivant les polémiques contre l’approche idéaliste de Stirner les auteurs en viennent à critiquer son approche de l’inné et l’acquis :

La faculté de développement  des enfants dépend du développement des parents, et toutes les mutilations observables dans les conditions sociales présentes ont une origine historiques, et elles peuvent tout aussi bien être éliminées dans le cours de l’histoire. Même les particularités naturelles du genre humain, telles que les différences de races, etc., peuvent et doivent être éliminées par l’histoire

p.1310

« Le communisme comme tâche humaine » (conclusion et synthèse de l’ouvrage), p.1312

Appelant à dépasser l’idéalisme de Stirner, ils en viennent à la question du changement social : « les hommes se sont chaque fois libérés dans la mesure où ce fut non leur idéal de l’homme, mais les forces productives existantes qui leur prescrivaient et leur permettaient cette libération ». Ils précisent que jusqu’à présent ces « libérations » s’appuyaient sur des « forces productives limitées » ne permettant le progrès que de certains individus privilégiés au détriment de tous les autres, les premiers obtenant « le monopole du progrès ». Ils critiquent l’approche de Stirner, qui ne tient pas compte des conditions sociales, et synthétisent leur approche :

La société s’est toujours développée, jusqu’ici, à l’intérieur d’un antagonisme : dans l’Antiquité, l’antagonisme des hommes libres et des esclaves, au Moyen Âge, celui des nobles et des serfs ; dans les Temps modernes, celui de la bourgeoisie et du prolétariat (…) Ce que l’on appelle « humain », au sens positif, correspond aux conditions déterminées qui dominent en fonction d’un certain niveau de production et à la manière de subvenir aux besoins qu’il conditionne ; tout comme l’expression négative « inhumain » correspond à la tentative, sans cesse renouvelée, et suscitée par ce même niveau de production, d’abolir ce système de domination et le mode d’assouvissement qui prédomine au sein du mode de production existant

souligné par les auteurs, p.1315-1316

Toujours et en toutes circonstances, les individus « sont partis d’eux-mêmes« , mais comme ils n’étaient pas uniques au sens de pouvoir se passer de communication naturelle, comme leurs besoins – donc leur nature – et la manière de les satisfaire créaient un lien entre eux (rapport des sexes, échange, division du travail), ils étaient obligés d’entrer en relations. Comme, de surcroît, ils liaient commerce non en « Moi » purs, mais en individus parvenus à un stade défini de l’évolution de leurs forces productives et de leurs besoins, commerce qui, à son tour, déterminait la production et les besoins, ce fut précisément la conduite personnelle, individuelle des individus, leur comportement mutuel en tant qu’individus, qui créa les relations existantes et les crée à nouveau, jour après jour. Ils liaient commerce les uns avec les autres tels qu’ils étaient, ils partant « d’eux-mêmes » tels qu’ils vivaient, quelle que fût leur « vision de la vie ». Naturellement, cette « vision de la vie », y compris la vision tortue des philosophes, devait toujours dépendre de leur vie réelle. Bien entendu, il se révèle en l’occurrence que l’épanouissement d’un individu dépend de l’épanouissement de tous ceux avec qui il entretient des contacts directs ou indirects, et qu’il existe un lien entre les différentes générations d’individus qui établissent des relations mutuelles (…) En un mot, il est démontré qu’une évolution se produit et que l’histoire d’un individu singulier ne peut être séparée, en aucun cas de l’histoire des individus d’hier et d’aujourd’hui, mais que cette histoire, au contraire, la détermine

p.1319-1320, souligné par les auteurs

À l’époque contemporaine, l’emprise des conditions matérielles sur les individus – l’écrasement de l’individualité par le hasard – a pris sa forme la plus aiguë et la plus universelle, assignant ainsi aux individus existant une mission bien précise. Elle leur a assigné la mission de substituer à l’emprise des conditions matérielles et du hasard sur les individus l’emprise des individus sur le hasard et sur les conditions matérielles

p.1320

Nous avons montré plus haut que pour abolir cette indépendance des conditions matérielles face aux individus, cet asservissement de l’individualité à la contingence, cette subordination de leurs conditions personnelles aux conditions générales, aux conditions de classe, il faut en dernière instance, abolir la division du travail. Nous avons montré aussi que pour que la division du travail soit abolie, il faut que le développement du commerce humain et des forces productives soit parvenus à un tel degré d’universalité que la propriété privée et la division du travail deviennent pour eux une entrave. On a vu, en outre, que la propriété privée ne peut être abolie qu’à la condition d’un épanouissement des individus dans tous les sens, étant donné qu’il existe déjà un commerce et des forces productives qui s’étendent en tous les sens et ne peuvent être assumé que par des individus qui s’épanouissent universellement, c’est-à-dire qui en font un libre exercice de leur vie. Nous avons démontré que les individus du temps présent doivent abolir la propriété privée parce que les forces productives et les formes de commerce se sont déployées à tel point qu’elles sont devenues, sous l’emprise de la propriété privée, des forces destructrices, et parce que l’opposition des classes est portée à son paroxysme. Nous avons finalement montré que l’abolition de la propriété privée et de la division du travail, c’est l’association des individus sur la base offerte par les forces productives présentes et par le commerce mondial des hommes

souligné par les auteurs, p.1320-1321

C’est seulement dans la société communiste que l’épanouissement original et libre des individus n’est pas un vain mot, car il dépend des liaisons entre les individus, liaisons qui consistent partie dans les conditions économiques, partie dans la nécessaire solidarité du libre épanouissement de tous, et enfin dans le mode d’activité universel des individus sur la base des forces productives existantes

p.1321

 Une des tâches les plus difficiles, pour les philosophes, c’est de descendre du monde de la pensée dans le monde réel. La réalité immédiate de la pensée, c’est le langage. De même que les philosophes ont érigé le penser en sujet indépendant, de même il leur a fallu ériger le langage en un royaume indépendant. Voilà le secret du langage philosophique où les pensées possèdent, en tant que mots, un contenu qui leur est propre. Le problème de descendre du monde des pensées dans le monde réel se change en cet autre problème : sortir du langage pour descendre dans la vie.

Nous avons montré que l’indépendance acquise par les pensées et les idées est une conséquence de l’indépendance acquise par les conditions et relations personnelles des individus. Nous avons vu que l’intérêt exclusif et systématique que les idéologues et les philosophes portent à ces pensées, donc la systématisation de celles-ci, est une conséquence de la division du travail (…) Il suffirait aux philosophes de dissoudre leur langage dans le langage ordinaire dont il est abstrait pour reconnaître en lui le langage truqué du monde réel et pour comprendre que ni les idées ni le langage ne forment un univers indépendant : ce ne sont que les expressions de la vie réelle

souligné par les auteurs, p.1324

Nous avons vu que tout le problème du passage du penser à la réalité, et du langage à la vie donc, n’existe que dans l’illusion philosophique, autrement dit ne se justifie que pour la conscience philosophique incapable de comprendre la nature et l’origine de l’abîme qui la sépare apparemment de la vie (…)

p.1325

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