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Le renouveau de l’anarchisme… ou des anarchismes ?

Histoire Politique

02 Fév 2015

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Couverture du n° de la revue Dissidence sur les anarchismes

Note de lecture de :

« Anarchismes, nouvelles approches, nouveaux débats », Dissidences, Volume 14, 2015, Lormont, 144 p.

Disponible à l’adresse suivante : Lectures

Site de l’éditeur : Le Bord de l’Eau

Le blog de la revue : Dissidences

Dissidences est une revue « engagée, mais non partisane » qui développe et rassemble, depuis quelques années, des « analyses sur les mouvements révolutionnaires » [1]. C’est à ce titre que le présent numéro souhaite prendre pour objet l’anarchisme, dans la perspective d’une « sympathie critique constructive », en vue de participer à la réflexion critique des chercheurs, mais également des militants et activistes, comme le précise l’introduction du dossier. Elle justifie en outre celui-ci en évoquant le contexte de renouveau de l’anarchisme, d’une part comme « idéologie » au sein de diverses « sphères » : organisations, mouvements syndicaux ou mobilisations sociales promouvant des « alternatives concrètes » [2], d’autre part comme « objet d’études en soi », comme en témoigne la multiplication de publications académiques depuis une vingtaine d’années [3].

Le dossier se découpe en trois parties qui visent à explorer la complexité de l’histoire des idées et mouvements anarchistes : la première propose un retour conceptuel et historique sur plusieurs notions (anarchie, anarchisme, libertaire), permettant de les mettre en question. La deuxième partie explore certaines incarnations historiques se revendiquant de ces courants, en Allemagne, en France et dans le monde anglo-saxon des XIXe et XXe siècles. Le dossier s’achève sur une mise en perspective internationale centrée sur l’Argentine et le Chili.

Dans le premier article, Irène Pereira entend questionner la notion d’anarchisme en s’inspirant de la « méthode grammaticale » proposée par la sociologie pragmatique [4]. L’auteure cherche ainsi à contextualiser et classifier l’usage de certains termes, à partir des discours d’acteurs, pour saisir la « grammaire » de ces derniers, c’est-à-dire leur « logique » et leur « raisonnement ». Pereira étudie donc les écrits d’Anselme Bellegarrigue puis de Joseph Déjacque, auteurs du XIXe qui se revendiquaient de l’anarchisme tout en défendant des significations assez antagoniques de cette notion. On s’aperçoit que derrière la revendication de la catégorie d’anarchisme peuvent se déployer des dissensions relativement profondes, notamment entre une approche tenant de « l’individualisme égoïste » et une à teneur plus « socialiste » [5].

Manuel Cervera-Marzal cherche lui aussi à questionner cette notion d’anarchisme, à partir des critiques qui lui sont faites, paradoxalement, par des philosophes politiques qu’on pourrait rassembler autour de leur intérêt pour l’anarchie ou pour des conceptualisations qui s’en rapprochent : Claude Lefort, Jacques Rancière, Cornélius Castoriadis et Miguel Abensour. En observant certains écrits de ces quatre philosophes, en s’aperçoit que, de façon assez contradictoire, ils critiquent l’anarchisme en tant que courant politique qui se refuse comme tel, tout en se revendiquant du « principe d’anarchie » et de certaines expériences historiques constituant des incarnations concrètes de l’anarchisme[6]. L’auteur de l’article propose une hypothèse sociologique explicative de cette contradiction : les penseurs étudiés sont inscrits, comme nombre d’autres, dans un processus de « césure » profonde entre intellectuels et militants, qui incite généralement les penseurs à ne pas revendiquer d’affiliation à un courant politique ou partisan.

En donnant au lecteur la possibilité d’une première comparaison internationale, Óscar Freán Hernández propose dans l’article suivant de « présenter un bilan général » de l’historiographie de l’anarchisme espagnol. L’auteur commence par rappeler que la forte influence de l’anarchisme dans l’Espagne des années 1910 – 1930 a toujours suscité la curiosité des historiens, et a généré plusieurs vagues d’analyses différentes. Jusque dans les années 1970, une approche espagnole et nationaliste, favorable au franquisme, s’opposait à une approche explicitement anti-franquiste, due aux émigrés et à leurs soutiens internationaux. Dans les décennies suivantes l’historiographie de l’anarchisme espagnol commence à acquérir davantage de scientificité sous l’influence de chercheurs internationaux, puis développe des axes de recherche plus approfondis (organisations, activités et cultures militantes, questions de genre, programmes éducatifs libertaires…).

La deuxième partie de la revue s’ouvre sur une étude extrêmement importante pour l’histoire de la philosophie sociale. Dans sa contribution, Paulin Clochec souhaite en effet retracer le cheminement intellectuel des jeunes hégéliens allemands dans les années 1840, et leur polarisation autour de l’idée anarchiste. L’auteur, cherchant à développer une « lecture immanente et historique » des écrits des jeunes hégéliens, montre que ceux-ci, en tentant d’approfondir et de dépasser la pensée hégélienne, vont produire une « pensée anti-autoritaire » [7] en quête d’incarnations concrètes. Ils vont alors se nourrir chez ceux qu’on appelle à l’époque les « socialistes français » [8], en vue de donner à leur pensée davantage de prise sur la pratique sociale concrète, et notamment ses implications économiques et politiques. C’est ainsi que Proudhon va alimenter de nombreux débats chez les jeunes hégéliens et les socialistes libertaires allemands [9] et va leur permettre de dépasser l’aspect « formel » de leur critique en y adjoignant un regard sur la « question sociale ». Ces dialogues avec les socialistes français produiront une polarisation de ces philosophes allemands à la fin des années 1840 autour de l’idée anarchiste [10].

En se développant au fil du temps, ce « socialisme français » va notamment engendrer une sécession des penseurs et acteurs proprement anarchistes par rapport au reste du mouvement socialiste. Comme le montre l’article suivant de Benjamin Jung, ce courant anarchiste s’est structuré à la fin du XIXe siècle autour d’un objet de lutte qui lui était particulier : les « sans-travail ». Les années 1880 sont en effet celles où les anarchistes français tentent d’organiser et d’agiter les travailleurs dépourvus d’emploi (notamment par opposition aux socialistes plus orthodoxes dont l’activisme s’adresse à « l’aristocratie ouvrière »), y compris en créant des structures syndicales. Dans les années 1890 cependant, le passage de nombreux anarchistes soit vers le terrorisme soit vers le syndicalisme (adressé aux salariés en emploi) va réduire les possibilités de mobilisation des « sans-travail ». Celles-ci sont ensuite totalement éclipsées dans les années 1900 par l’activité des Bourses du Travail et de la branche CGT adressée aux chômeurs. L’auteur de l’article fait observer que les anarchistes ne semblent pas avoir eu, sur cette question, une lecture suffisamment « lucide » des enjeux sociaux.

L’article suivant est une synthèse, surtout méthodologique, à propos d’une recherche en cours menée par Françoise Morel Fontanelli, au sujet des anarchistes italiens exilés en France durant l’entre-deux-guerres. Pour dépasser les insuffisances des « sources partielles et partiales » telles que les archives policières françaises, l’auteure préconise aux historiens de l’anarchisme de ne pas négliger les approches individuelles, biographiques, mais aussi de porter un regard véritablement « transnational » sur les sources et les phénomènes sociaux. Après avoir discuté de l’usage des archives et autres sources diverses, et de leurs intérêts respectifs, dans la perspective de croiser « histoire collective et trajectoire individuelle », l’auteure met brièvement en application sa méthode en retraçant le parcours de Pio Turroni, militant anarchiste infatigable et insaisissable, et ouvrier nomade du bâtiment, qui parcourut l’Italie, la France et peut-être l’Espagne, pour soutenir le mouvement et fuir la répression.

En relatif décalage non seulement avec le dossier historique, mais aussi avec les idées préconçues au sujet du mouvement punk, Fabien Hein propose de considérer le courant musical anarcho-punk sous l’angle de son activité « entrepreneuriale ». Il pointe ainsi un paradoxe manifeste en observant que les artistes et structures commerciales[11] anarcho-punk s’efforcent de vendre divers produits culturels, tout en prônant une critique du capitalisme : la « résistance à la marchandisation a été rendue possible par la marchandisation de la résistance » (p. 94). Le sociologue fait remarquer que la contradiction est moins rude qu’elle n’en a l’air, tout d’abord parce qu’elle a de réels intérêts individuels et collectifs qui contribuent à renforcer la scène anarcho-punk, mais surtout, à travers le « récit » collectif légitimateur s’exprime la « dimension éthique » du mouvement, qui a pour effet de « désamorcer » la contradiction en promouvant un véritable mode de vie alternatif basé en principe sur l’équité et la liberté.

La dernière partie du dossier se centre sur l’Amérique du Sud. Guillaume de Gracia retrace le processus d’organisation sinueux des anarchistes et syndicalistes argentins entre 1910 et 1940, leurs dissensions internes (notamment dans leur rapport au marxisme), et l’effort incessant de recommencement pour tenter de bâtir des organisations pérennes. Le mouvement, trop divisé, sera éclipsé par le Parti communiste argentin, puis par le président Péron, dont l’ascension s’appuie largement sur les déçus de la gauche argentine. Tandis que cet article questionne les errements des tentatives anarchistes d’organisation de masse en vue de prendre le pouvoir, l’article suivant, qui clôt le dossier de la revue, prend une perspective radicalement différente en étudiant des acteurs minoritaires mais mobilisés concrètement, ainsi que leurs « répertoires d’action ».

Angelo Montoni prend en effet pour objet dans sa contribution la contestation des étudiants chiliens dans la seconde moitié des années 2010, recontextualisant d’abord historiquement l’émergence de celle-ci, en concomitance avec la résurgence d’une pensée libertaire vivace dans le pays depuis les années 1990, et avec le redéploiement de certains « répertoires d’action » particuliers [12]. Après une analyse de parcours biographiques de militants qu’on aurait pu souhaiter plus étoffée, l’auteur conclut en mettant en valeur les apprentissages de cette mobilisation pour l’observateur : l’anarchisme chilien est gonflé par la nouveauté étudiante, et nombre de jeunes s’y engagent, poussés par les conditions objectives – la transmission des « répertoires d’action » de génération en génération montre d’ailleurs bien le poids de celles-ci, aux yeux de Montoni.

En conclusion, ce numéro de la revue Dissidences contredit les stéréotypes d’un anarchisme idéaliste, naïf ou adolescent, et met clairement en valeur, d’une part, des incarnations historiques concrètes du courant à travers des militants qui ont infléchi le cours de l’Histoire ; d’autre part, des débats internes toujours aussi vivants et stimulants qui montrent que « les anarchismes » sont aussi complexes et légitimes que d’autres courants politiques, mais surtout, qu’ils sont loin d’être tombés en désuétude.

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« Cultiver l’anarchie pour récolter l’amour« 
Valparaìso (Chili) © Jonathan Louli

Notes de bas de page :

[1] Le présent numéro de la revue est issu de la nouvelle collection, entamée en 2006, après la refonte d’un premier format de la revue publié à partir de 1998. Des archives et sommaires sont disponibles à l’adresse suivante : http://www.dissidences.net/bulletins.htm#somvol1

[2] Voir Ibãnez Tomás, Anarchisme en mouvement : Anarchisme, néoanarchisme et postanarchisme, Paris, Éditions Nada, 2014.

[3] Parmi lesquelles, très récemment, Gaetonia Manfredo, Histoire mondiale de l’anarchisme, Paris, Textuel, 2014 ou encore l’ouvrage collectif Les Anarchistes. Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone, Paris, L’Atelier, 2014.

[4] Voir Boltanski Luc, Thévenot Laurent, De la justification, Paris, Gallimard, 1991. La sociologie pragmatique renvoie selon Pereira « à la pragmatique du langage » qui postule en substance que « la signification est liée à l’usage en contexte des termes » d’un discours, cherchant à « établir les règles des jeux de langage » (p. 18-19).

[5] L’approche individualiste telle que celle de Bellegarrigue pouvant être nourrie par les théories des libéraux farouches à l’État (Locke, Hobbes) aussi bien que par des anarchistes avérés (Max Stirner) ; l’approche socialiste ou « humaniste libertaire », pour reprendre le terme de Pereira, telle que celle de Déjacque, est, quant à elle, avant tout opposée aux « contrats », à la propriété privée, et porte davantage l’influence de Fourier.

[6] Principalement « la Commune de Paris, les soviets russes de 1905 et février 1917 et la Catalogne anarchiste de 1936 » (p. 32).

[7] C’est-à-dire refusant toute « transcendance », qu’elle soit le produit d’une divinité ou d’une métaphysique.

[8] Dans une acception très différente de celle que le terme va acquérir par la suite, puisque ce qualificatif regroupe à l’époque nombre de penseurs qu’on peut rétrospectivement qualifier d’anarchistes, à la tête desquels on trouve Proudhon.

[9] Débats engagés notamment entre Stein, Hess, Ruge, Bakounine, et Marx, et dans le cadre desquels ce dernier publiera le fameux Misère de la philosophie, en réponse au Philosophie de la misère de Proudhon.

[10] Polarisation entre d’une part les anarchistes individualistes, opposés au socialisme et critiques de Proudhon (c’est le cas de Max Stirner ou Karl Schmidt) ; d’autre part les socialistes marxistes et libertaires qui ne sont pas radicalement opposés à Proudhon (c’est tout d’abord « Hess, Marx et Grün ») ; enfin ceux qui deviennent explicitement et purement anarchistes et anti-étatistes (tels Bakounine, Edgar Bauer, et le groupe de Meyen).

[11] Maisons de disques, distributeurs, éditeurs, médias, détaillants, etc.

[12]Tels que les Blacks blocs notamment. À ce titre, par ailleurs, la mise en perspective historique de la pratique des occupations de lieux par les contestataires chiliens, ou mouvement « okupa », est hautement instructive : cette pratique a été conceptualisée par divers acteurs et chercheurs (on parle parfois de TAZ, ou zone autonome temporaire), qui montrent que l’organisation d’une telle action doit être assez rigoureuse, bien que reposant sur l’autogestion populaire, « la désobéissance civile et l’insoumission citoyenne » (p. 124).

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