Les « classes populaires » comme objet de recherche
29 Sep 2021
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Note de lecture de :
Olivier Masclet, Séverine Misset, Tristan Poullaouec (dir.), La France d’en bas ? Idées reçues sur les classes populaires, Paris, Editions Le Cavalier Bleu, coll. « Idées reçues », 2019
Note de lecture diffusée sur le site Lectures
Ce livre est le fruit du travail d’une vingtaine de sociologues français. Les coordinateurs de la publication, spécialistes des classes populaires, ainsi que de nombreux contributeurs, se sont croisés dans le cadre du programme de recherche « le populaire aujourd’hui », qui vise à étudier « que reste-t-il de “populaire” dans la société française d’aujourd’hui ? ». Le présent ouvrage pourrait être vu comme un premier résultat de cette vaste recherche collective, sous la forme d’un livre synthétique prenant pour objectif de défaire les « idées reçues » à propos des classes populaires.
Il faut en effet commencer par se rendre compte de la grande diversité de significations associée aux mots « peuple » et « populaire », ainsi que, par conséquent, des difficultés relatives à la notion de « classes populaires ». Cette notion semble a priori mal refléter la diversité des styles et niveaux de vie des groupes et des gens auxquels elle renvoie. Pourtant, nombre de chercheurs en sciences sociales revendiquent son usage : car parler de « classes populaires » est, d’une part, une façon d’évoquer dans leur globalité les groupes situés aux échelons les plus bas de la pyramide sociale – notamment les ouvriers et les employés – ; d’autre part, car cela permet d’envisager des styles de vie et des « formes culturelles » bien spécifiques.
Ce qui est alors conceptualisé par les chercheurs comme des spécificités socioculturelles des classes populaires comporte différents enjeux. L’un des principaux est de mettre en question la « réprobation et l’indignation morale de la France d’en haut » (p. 18) qui s’abat fréquemment sur les groupes sociaux éloignés des élites, et dont les styles de vie ne correspondent pas toujours aux normes dominantes. On reproche en effet aux classes populaires de trop regarder la télévision, de mal éduquer leur progéniture, de mal voter, de profiter des aides sociales, d’être rétrogrades, de manquer de finesse et de culture… D’où l’importance d’un travail de déconstruction de ces idées reçues.
Ces dernières sont relativement nombreuses : le rapport au logement, au travail, à la politique, par exemple, ne permettent qu’en partie de circonscrire ce qu’on peut appeler les classes populaires. Le rapport à la pauvreté également, comme l’expliquent Oliver Masclet et Olivier Schwartz dans leur contribution. En effet, les classes populaires comptent de nombreux « pauvres » et « précaires » et, par ailleurs, en raison du développement de l’insécurité sociale, un « sentiment de pauvreté » se diffuse effectivement même parmi les ouvriers et les employés qui dépassent le seuil quantitatif de pauvreté. De fait, ces classes sociales se distinguent par un rapport plus ténu à l’emploi et aux capitaux économiques que les « classes moyennes » ou les « classes supérieures », et elles sont donc plus exposées aux inégalités et aux écarts de revenus qui s’accroissent depuis quelques décennies. Pour autant, les classes populaires restent un ensemble divers et hétérogène, conçu comme rassemblant autant les pauvres et les précaires que le « vaste salariat subalterne » constitué par les ouvriers et les employés.
La première observation que l’on est invité à formuler est donc qu’il y a une grande diversité des niveaux et des styles de vie des groupes et des gens assimilés à l’ensemble des classes populaires. Les rôles sociaux de genre tout comme les rapports à la télévision, au football, au numérique, à la propriété immobilière ou encore à la santé le montrent bien : les réalités sociales auxquelles renvoie la notion de « classes populaires » peuvent être bien plus riches et complexes que ce que les discours dominants et le mépris de classe peuvent laisser entendre. Par exemple, on a longtemps considéré que les enfants de classes populaires étaient quasi-naturellement en situation de handicap face à l’École et, par conséquent, voués à des scolarités courtes, puis des métiers manuels ou subalternes. Avec les progrès des sciences humaines et sociales, cependant, les chercheurs ont affirmé l’idée que tous les enfants avaient des aptitudes au langage, et donc à la pensée abstraite. Si certains sont en difficulté face aux apprentissages scolaires, c’est avant tout parce que l’École ne fait pas appel de façon adéquate aux capacités intellectuelles de chacun dans toute leur diversité, mais reste en grande partie un moule formé par des modes de pensée élitistes, descendants et survalorisant la culture écrite.
En s’attelant à démonter les « idées reçues » sur les classes populaires, le présent ouvrage ne cherche pas à fustiger leur fausseté, mais s’efforce plutôt de rappeler la complexité de la réalité sociale, la diversité des situations des gens et des groupes – notamment les différences entre classes populaires « stables », rassemblant le « salariat subalterne », et les classes populaires plus précaires –, mais aussi l’évolution de ces situations et du regard porté sur elles, au fil du temps. Tout en soulignant l’hétérogénéité des classes populaires, et les lignes de démarcation qui scindent parfois jusqu’à l’intérieur d’un même ménage (différences dues à l’âge ou au genre, notamment), les auteurs n’ont de cesse de rappeler que ces différents groupes et individus partagent néanmoins une même position sociale dominée par des classes qui, mieux « dotées » à différents points de vue, ont quant à elles le pouvoir de produire les normes qui deviennent dominantes, voire, plus concrètement, d’exploiter les classes populaires dans le monde du travail. Dans un article maintenant classique[1], Louis Chauvel expliquait bien, il y a presque vingt ans, que les classes dominantes et les classes dominées se distinguaient principalement par le fait que les premières étaient celles qui avaient les moyens de faire travailler autrui à leur service – cet autrui provenant généralement des classes dominées.
Au final, le présent ouvrage peut s’avérer un outil précieux, par son langage accessible et synthétique, ses chapitres courts, ses thématiques variées… Les auteurs apportent des arguments clairs et simples, généralement appuyés sur des démonstrations quantitatives et statistiques, qui permettent de circonscrire objectivement les ensembles sociaux et les caractéristiques auxquels renvoie la notion de classes populaires, et de couper court aux spéculations en proposant une image statistique rigoureuse. On peut comprendre que cette approche objectiviste puisse séduire et, en apportant des arguments solidement étayés, puisse aisément prendre place dans un débat public, lui-même dominé par les chiffres et les discours néolibéraux sur la « moyennisation » de la société. Notre seul regret tient à ce que cette approche ne prévoit pas de dépasser une perspective quantitative surplombante, et ne peut atteindre ce qui fait sens aux yeux des membres de ces supposées classes populaires, premières personnes concernées. Sous ce point de vue, les classes populaires sont avant tout un objet ; pourtant, nombreux sont celles et ceux qui aspirent à en faire un sujet. Pour cela, il nous paraît primordial d’étudier la question de la conscience de classe et la façon dont elle est vécue et interprétée par les membres des classes en question. Ce n’est pas l’option retenue par les contributeurs du présent ouvrage.
Note de bas de page :
[1] Chauvel Louis, « Le retour des classes sociales ? », Revue de l’OFCE, n° 79, 2004, p. 315-359, Disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-de-l-ofce-2001-4-page-315.htm