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Libérer la production théorique de l’injonction à l’activisme

Philosophie

06 Fév 2024

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Note de lecture de :

Robert KurzGris est l’arbre de la vie, verte est la théorie. Le problème de la pratique comme éternelle critique tronquée du capitalisme et l’histoire des gauches, Albi, Crise & Critique, coll. « Palim psao », 2022, 182 p., traduit de l’allemand par Sandrine Aumercier

Note de lecture diffusée sur le site Lectures

Voir le site des éditions Crise & Critique

Robert Kurz (1943-2012) est l’un des principaux théoriciens appartenant au courant intellectuel de la critique de la valeur-dissociation. Le présent ouvrage entend examiner, à la lumière de ce cadre conceptuel, le problème des rapports entre théorie et pratique dans quelques-unes des pensées marxistes ou critiques qui ont le plus marqué le XXe siècle. Par conséquent, autant le signaler d’emblée, le propos du livre est d’une grande complexité et d’une grande abstraction pour qui n’est pas familier de la critique de la valeur-dissociation, ce courant pouvant en effet apparaître comme un « marxisme ésotérique »[1].


La critique de la valeur-dissociation émerge en Allemagne dans les années 1980 autour d’auteurs tels que Robert Kurz, Roswitha Scholz ou Anselm Jappe[2], ainsi que des revues qu’ils vont animer, Exit ! et Krisis notamment. Le courant cherche à réinterpréter la critique du capitalisme formulée par Marx, en mettant l’accent sur certaines catégories fondamentales, telles que la « valeur », la « marchandise » et le « travail », tout en critiquant le statut ontologique qui leur a été conféré dans les théories marxistes, et en cherchant à s’éloigner du « fétiche de la lutte des classes »[3]. L’implantation du courant en France se réalise progressivement à partir des années 2000-2010 avec l’édition des écrits d’Anselm Jappe et Robert Kurz[4], la mise en ligne du site Palim Psao[5], la création de la revue Jaggernaut ainsi que de la maison d’édition Crise & Critique[6]. Cette dernière, qui publie nombre d’auteurs et autrices du courant, dont le « Groupe Krisis », Moishe Postone, ou encore Ernst Lohoff, a également édité plusieurs écrits de Robert Kurz[7], dont le présent ouvrage, traduction d’un texte initialement paru en allemand dans Exit !, en 2007.

Dans ce livre, Kurz invite à repenser la pratique hors du cadre conceptuel marxiste traditionnel, qui peut pousser à l’« activisme » (soit l’injonction à la pratique), alors que ce dernier n’est plus opérant dans le contexte actuel de crise du capitalisme, dans la mesure où il est adapté à une ancienne forme de capitalisme. Il ne faudrait donc plus céder aux sirènes de l’activisme qui hantent le marxisme traditionnel, et repenser ce que nous entendons par « action » ou « pratique ». D’où le titre a priori curieux du livre, qui est une inversion d’un vers de Faust : ici c’est la théorie qui est « verte », c’est-à-dire fertile pour repenser l’« action », et la « pratique », si ce n’est la « vie », qui est devenue « grise » à force de ne pas aboutir au dépassement du capitalisme, perdant ainsi son sens. Pour repenser la pratique, Kurz estime que le cadre du marxisme traditionnel doit être dépassé, car celui-ci s’appuie sur une ontologie du travail héritée d’une part du protestantisme et des Lumières, et d’autre part d’un « patriarcat objectivé » qui rend invisible la « dissociation » des rôles attribués aux différents sexes. Autrement dit, dans la lignée des travaux de Roswitha Scholz, Kurz rappelle dès le début du livre la nécessité qu’a eue le courant de la critique de la valeur d’évoluer en critique de la valeur-dissociation, ou critique du « patriarcat producteur de marchandises ».

Le livre se découpe en 14 brefs chapitres qui étudient les reflets diffractés des rapports problématiques entre « théorie » et « pratique » dans différents courants nourris par le marxisme et les théories critiques. La réflexion de Kurz part notamment d’écrits de T. Adorno produits à l’époque de Mai-68. Selon ce dernier, la production théorique est inhibée à mesure que l’injonction à la pratique se renforce, au point que cette injonction devienne elle-même une abstraction. Selon Kurz, il y a donc moins un malaise dans la théorie qu’un « malaise dans la pratique » car celle-ci se laisse envahir par l’urgence du passage à l’action. Ce passage à l’action ne peut constituer la tâche essentielle des mouvements sociaux, car on ne doit pas se passer d’une réflexion critique sur « l’ontologie capitaliste », c’est-à-dire l’ordre des choses institué par le biais des idéologies dominantes.

La « pratique théorique » elle-même est exposée au risque d’être incorporée dans ces idéologies dominantes, et d’être réduite à une simple interprétation différente du capitalisme, sans remise en cause d’une « matrice a priori, quasiment naturalisée » (p. 45). Ce qui doit émerger selon l’auteur, c’est donc une « critique catégorielle » ou « métacritique », c’est-à-dire une critique qui s’attaque aux catégories mêmes sur lesquelles se fonde le capitalisme et ses interprétations, et notamment l’ontologie du travail. L’opposition entre théories fondées sur la compréhension de l’action (plutôt subjectivistes) et théories fondées sur l’analyse des structures (plutôt déterministes) doit pour cela être dépassée.

L’intention de la critique de valeur-dissociation, et spécifiquement de R. Kurz dans cet ouvrage, est de dépasser le marxisme traditionnel, lui-même constitué en idéologie sclérosée. En effet, dès les dernières années de la vie de Karl Marx, certaines de ses analyses ont été résumées de manière simplificatrice par F. Engels et d’autres « marxistes », en vue de faciliter leur vulgarisation et leur diffusion parmi les mouvements ouvriers. Ces analyses ont été réduites à leur apparence de lois positivistes, et les principes marxistes se sont ainsi mis à reproduire les critères de la science bourgeoise, selon Kurz. La théorie et la pratique étant ainsi enchaînées l’une à l’autre, elles ont été réduites à leur supposée synthèse : l’action politique (pour ne pas dire étatique), et la défense de la « raison du parti » (p. 80).

Cependant, la raison humaine peut devenir « simple instrument » lorsqu’elle est ainsi soumise à des buts fixés d’avance, et notamment des buts de légitimation de l’ordre des choses. Une « raison instrumentale » a fini par dominer le « marxisme de parti » et a réduit la production théorique à un simple instrument, empreint de « positivisme » et de « pragmatisme », de légitimation de l’ordre dominant tel qu’il s’est constitué en URSS notamment. La raison en tant que telle disparaît alors derrière les soi-disant « lois » qu’elle est sommée d’énoncer : ainsi s’est constitué un « marxisme-léninisme dogmatiquement ossifié » (p. 93).

De son côté, le marxisme occidental s’est tourné après 1945 vers les théories de l’action, ou philosophies de la « praxis », ce qui a pu engendrer un « politisme », c’est-à-dire une mise au centre des enjeux théoriques et stratégiques des « rapports de forces » politiques. Ce marxisme occidental focalisé sur l’action politique est l’héritier des analyses de Gramsci selon qui « tout est politique ». Le problème, pour Kurz, est que cette conception du sujet marquée par un certain subjectivisme efface les déterminismes, les structures, voire les contextes de l’action, au profit d’une « métaphysique de l’intentionnalité » et des « rapports de volonté ». Au fur et à mesure qu’on accorde attention et énergie à toute la diversité des luttes politiques, on perd de vue les finalités et enjeux de transformation globale : le rapport de force politique devient une fin en lui-même. Le même problème est pointé par Kurz à propos de l’autre versant du marxisme occidental : la veine du structuralisme incarnée par Althusser. Selon le philosophe français, ce sont les processus généraux et les structures sociales qui sont les véritables sujets de l’histoire ; cependant, Kurz fait observer qu’il est impossible de définir finalement ce qui détermine quoi et d’où ces structures tirent leur origine. Le structuralisme, tout comme les philosophies de la praxis, « capitule » devant la pratique et sombre selon Kurz dans un « politisme tautologique ».

Kurz explore dans l’ouvrage comment ces conceptions contradictoires du « sujet » se déploient, entre théories de l’action et théories des structures, ainsi que leurs conséquences théoriques et pratiques chez Michel Foucault et Guy Debord, dans la gauche des années 1960, puis chez Toni Negri ou John Holloway. Le point commun de ces différentes orientations est que la « pratique théorique » est constamment soumise à l’injonction activiste, à l’urgence d’être opérationnelle en vue du passage à l’action. L’auteur conclut donc son ouvrage en rappelant que les mouvements sociaux sont actuellement fragmentés et limités du fait justement de leurs approches théoriques simplistes, et que, pour s’épanouir, la production théorique doit se libérer de cette injonction : « il faut que la théorie critique se distancie consciemment de toute pratique existante » (p. 181).

Le livre de Kurz n’est pas long mais il est – en toute logique d’ailleurs – d’une densité théorique certaine. Pour qui connaît la critique de la valeur-dissociation et/ou la galaxie de penseurs critiques relus par Kurz, la lecture de ce livre apportera des éléments de réflexion, et fournira une véritable stimulation intellectuelle. C’est une posture, il est vrai, originale si ce n’est iconoclaste, que de refuser l’injonction à l’action pour laisser s’épanouir pleinement la production théorique, et ainsi dépasser l’impuissance et les échecs des mouvements sociaux. Mais il y a un aspect sur lequel on aurait peut-être souhaité que Kurz se penche davantage, qui est celui de la valeur d’usage de la production théorique (pour ne pas dire simplement sa réception). Qui concrètement sera en mesure de s’emparer des arguments de Kurz pour contribuer concrètement à la transformation du monde, à l’émancipation ? Il y a peut-être une forme d’optimisme à considérer que l’on peut réfréner l’urgence d’agir, et que le temps de la réflexion théorique et de l’abstraction n’est pas un luxe. Pour certains, ce livre pourra être une petite bouffée d’oxygène face aux désastres que nous vivons actuellement, pour d’autres, peut-être, une bouffée d’opium…

Notes de bas de page :

[1] Richard Sobel, « Marxisme et féminisme réconciliés ? Aux sources de la théorie de la valeur-dissociation de Roswitha Scholz », Œconomia, vol. 12, n° 4, 2022, disponible à l’adresse suivante : http://journals.openedition.org/oeconomia/13797.

[2] Anselm Jappe, Sous le soleil noir du capital. Chroniques d’une ère de ténèbres, Paris, Crise & Critique, coll. « Palim psao », 2021, compte-rendu par Olivier Bélanger-Duchesneau pour Lectures : http://journals.openedition.org/lectures/53445.

[3] Robert Kurz, Ernst Lohoff, Le fétiche de la lutte des classes. Thèses pour la démythologisation du marxisme, Albi, Crise & Critique, coll. « Au cœur des ténèbres », 2021, compte rendu d’Andy Serin pour Lectures : http://journals.openedition.org/lectures/57025.

[4] Voir dès 2012 le compte-rendu d’un des principaux ouvrages de R. Kurz, rédigé par Jean-Luc Metzger pour Lectures : Vies et mort du capitalisme. Chroniques de la crise, Paris, Éditions Lignes, 2011 : http://journals.openedition.org/lectures/7102.

[5] http://www.palim-psao.fr/

[6] https://www.editions-crise-et-critique.fr/a-propos/

[7] Robert Kurz, L’État n’est pas le sauveur suprême. Thèses pour une théorie critique de l’État, Albi, Crise & Critique, coll. « Palim psao », 2022, compte rendu de Pierre Le Brun pour Lectures : http://journals.openedition.org/lectures/58113.

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