Marx et les costards de Macron
22 Juin 2016
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Jonathan Louli, juin 2016, « Marx et les costards de Macron », sur Nonfiction, dans une chronique de la série Le JT de Socrate
Chronique diffusée sur le site Nonfiction
Résumé :
« Le JT de Socrate », chaque mois, c’est un regard philosophique porté sur l’actualité. Pour prendre du champ devant l’information d’abord, et tout autant pour raccorder le ciel des idées à la hauteur du quotidien. Pour ce premier numéro, de Macron à Marx, il met face à face deux conceptions passablement divergentes du « travail » et du « socialisme »…
Il y a quelques jours, le Ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, a déclenché une polémique intéressante en répondant à des militants qui l’interpellaient : « Le meilleur moyen de se payer un costard, c’est de travailler ».
Si l’on se réfère au fonctionnement de notre système socio-économique, la déclaration du ministre relève certes d’un constat plutôt banal. Cependant, si l’on tente de dépasser le bon sens pratique néolibéral qui l’inspire, on s’aperçoit que d’un point de vue logique et philosophique, cette déclaration est une aberration affligeante.
En effet, cette phrase pose la question : le bon travailleur a-t-il vocation à se payer un costard ? Ou encore une Rolex, comme le suggérait Jacques Séguéla, lorsqu’il déclarait : « Si à 50 ans on n’a pas une Rolex, c’est qu’on a quand même raté sa vie » ? Autrement dit la question qui est posée par ce type de raisonnement est : le travail ne sert-il qu’à accumuler du capital économique et à réaliser une consommation ostentatoire ?
Le travail, de l’infamie à la vertu
La philosophe et sociologue Dominique Méda, qui travaille depuis plusieurs années sur le concept de travail, a proposé des mises en perspectives intéressantes [1] . Elle rappelle que notre notion de travail est avant tout une construction sociale, historique et intellectuelle, donc propre à notre société et à sa situation présente. Aussi, s’il a pu devenir chez nous une « valeur », dans l’Antiquité grecque et romaine et jusque très tard pendant le Moyen Âge, « le fait de ne pas pouvoir vivre de sa terre et de dépendre des autres pour sa survie était et restera tenu pour méprisable » [2].
C’est-à-dire que le travail tel que nous le connaissons a longtemps été considéré comme ingrat et dévalorisant, au point que seuls les hommes libérés de cette tâche étaient des citoyens libres et estimables (hommes politiques, clergés, rentiers et aristocrates, etc.). Ce n’est qu’à partir du XVIIIème et du XIXème siècles, avec le développement du libéralisme et du capitalisme industriel, que la notion de travail tend à prendre une signification très différente.
Le travail et le travailleur sont progressivement conçus comme des moyens de production, et l’accumulation capitaliste – souvent renommée « croissance économique » – devient une fin en soi, et même la fin des fins. Dès les dernières années du XIXème surtout, le concept de travail s’institutionnalise, notamment à travers les législations, jusqu’à se confondre avec les notions d’emploi et de salariat [3]
Ainsi, on comprend mieux ce que voulait dire le ministre de l’Économie, qui a commis un abus de langage et aurait dû plutôt considérer : « le meilleur moyen de se payer un costard, c’est d’occuper un emploi et d’en tirer un revenu suffisant ». Le problème est que cela aurait été un truisme sans grand intérêt…
Par ailleurs, il faut observer que le dogme de la croissance et du plein emploi, ainsi que l’extension ininterrompue des courants libéraux et néolibéraux tout au long du XXème siècle ont achevé de mettre au centre de notre société une notion de travail tronquée, soit par abus de langage, soit par pure idéologie.
Le travail, de la satisfaction à l’aliénation
C’est ce que laisse penser Karl Marx qui, sur la plupart des photographies que nous connaissons de lui, arbore ce qui ressemble à des costards : le ministre de l’Économie peut donc être rassuré sur la qualité et la quantité de travail fournie par le philosophe allemand.
Dans un de ses premiers grands ouvrages, Marx fait observer que l’humain, étant un « être générique », est « indissolublement lié à la nature », qu’il est « une partie » de celle-ci, et qu’il doit vivre des « produits naturels » pour ne pas mourir[4]. C’est d’ailleurs uniquement la conscience de sa liberté qui distingue l’humain de l’animal : « l’homme fait de son activité vitale elle-même l’objet de sa volonté et de sa conscience ». L’essence humaine consiste donc, selon Marx, à travailler, ou du moins, à demeurer actif et productif pour ne pas mourir : « le travail, l’activité vitale, la vie productive n’apparaissent eux-mêmes à l’homme que comme un moyen de satisfaire un besoin, le besoin de conservation de l’existence physique » (ibid., p. 115).
Le problème, pour Marx, est qu’avec le développement du capitalisme et de la propriété privée des moyens de production qu’il observait au XIXème, le travail prend pour corollaire un processus d’aliénation. Le travail en tant qu’activité et le produit de ce travail sont ôtés au travailleur, et ne servent plus que très indirectement son épanouissement et sa survie (à travers le salaire) :
En quoi consiste l’aliénation du travail ? D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, l’ouvrier ne s’affirme pas, mais se nie (…). Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé (…). Le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un autre.
Karl Marx, Manuscrits de 1844, ibid., p. 112
Ainsi, Marx s’inscrit dans ce texte en opposition totale avec toutes les formes de productivisme et de libéralisme qui défendent un système productif où les travailleurs ne se gèrent pas eux-mêmes. Car dans ces conditions, « plus le travail est puissant, plus l’ouvrier est impuissant » (p. 111). Qu’il s’agisse d’une organisation basée sur la propriété privée des moyens de production (un marché libéralisé) ou d’une situation où les moyens de production sont aux mains la puissance publique, à travers une gestion technocratique, Marx considère que dès que l’ouvrier travaille pour quelqu’un d’autre que lui-même, un rapport d’aliénation s’est installé :
Ce rapport est le rapport de l’ouvrier à sa propre activité en tant qu’activité étrangère qui ne lui appartient pas, c’est l’activité qui est passivité, la force qui est impuissance, la procréation qui est castration. C’est l’énergie physique et intellectuelle, sa vie personnelle – car qu’est-ce que la vie sinon l’activité ? – qui est transformée en activité dirigée contre lui-même, indépendante de lui, ne lui appartenant pas. C’est l’aliénation de soi
Karl Marx, Manuscrits de 1844, ibid., p. 112
Par conséquent, comme le fait observer Marx, et comme le pointait également Dominique Méda citée plus haut, le concept de travail dans la forme que lui a conféré le système socio-économique actuel n’a presque plus aucun rapport avec la notion d’activité qui est, elle, effectivement centrale dans l’existence de tout individu déterminé à vivre en humain.
Activité =/= travail =/= salariat
Le travail ne se résume donc en aucun cas à l’activité salariée, cette dernière étant plutôt, chez certains individus, une des formes les plus dégradées et les plus déshumanisées de travail ! Nombreuses sont les personnes qui avouent que leur métier est au mieux « alimentaire », au pire cause de souffrances physiques et psychiques, et que bien d’autres formes d’activité leur apportent l’épanouissement que l’activité salariée n’apporte plus : travail artistique, travail sportif, travail domestique, ludique ou intellectuel… Autant de formes de travail autodéterminées (dont certaines sont dénigrées à travers le vocable de « loisirs »), et donc conformes aux conceptualisations proposées par Marx.
Ainsi, on s’aperçoit d’une nouvelle erreur contenue dans la remarque du ministre de l’Économie : non, toutes les formes de travail qui se déploient hors du salariat, et qui n’apportent pas une contrepartie financière, ne sont globalement d’aucune utilité pour qui veut se « payer un costard » ! Bien au contraire : s’entraîner à la musique, pratiquer la lecture, s’occuper de ses enfants ou de son foyer, représentent une grande quantité de temps soustraite à l’activité salariée ! Par conséquent, tant que ces activités ne seront pas reconnues comme constructives, voire essentielles, pour l’individu et la collectivité (à travers un salaire universel ou des dispositions institutionnelles), le concept de travail demeurera estropié, et, accessoirement, beaucoup de personnes seront entravées dans leur vie personnelle.
Bien qu’il n’ait probablement pas lu Marx, l’ancien socialiste Emmanuel Macron ne pouvait pas ignorer totalement ces enjeux sémantiques et théoriques lorsqu’il a annoncé la nécessité de travailler pour se payer un costard. Cette remarque relève donc plutôt d’une « violence des riches » [5], qui semble redoubler lorsque ceux-ci sentent leurs privilèges remis en question. « Violence symbolique », comme disent les bourdieusiens, à l’encontre des militants à qui s’adressait Macron, mais aussi violence idéologique faite au concept de travail, réduit à des significations bien mornes et dégradantes, aux connotations vénales.
Ainsi, si l’on ajoute à cette vision tronquée du travail celle qu’en véhicule la « loi travail », on n’est pas loin de devoir constater une attaque en règle contre ceux qui n’ont justement que leurs bras ou leur cerveau pour survivre, et qui représentent, en termes démographiques, et à quelques pourcents près, l’intérêt général – par opposition à ceux qui donnent des ordres et vivent du travail d’autrui [6]
Cette attaque contre l’intérêt général est menée au nom d’intérêts minoritaires, voire particuliers, ceux des groupes dominants, et au nom de leur idéologie néolibérale, et de leur culture du pouvoir et de la performance monnayable, lancée dans un inquiétant processus de radicalisation. Mais c’est de bonne guerre : « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est histoire de luttes de classes », disait encore Marx. Une affaire à suivre.
Notes de bas de page :
[1] Je m’inspire ici principalement de son livre Le travail, PUF, Collection Que sais-je ?, 2008 (3e édition).
[2] ibid., p. 14
[3] Voir Claude Didry, L’institution du travail, Paris, La Dispute, et la note de lecture écrite et audio que j’en ai faite.
[4] Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, 1996, trad. J.-P. Gougeon, p. 113-114
[5] Voir Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, La violence des riches, La Découverte, 2014
[6] Chauvel, Louis. « Le retour des classes sociales ? », Revue de l’OFCE, vol. no 79, no. 4, 2001, pp. 315-359, disponible en ligne.