Maurice Godelier : une approche anthropologique de la « nature humaine »
Philosophie Sociologie et Anthropologie
02 Nov 2021
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Note de lecture de :
Maurice Godelier, Fondamentaux de la vie sociale, Paris, CNRS, coll. « Les Grandes Voix de la Recherche », 2019, 96 p.
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Maurice Godelier, né en 1934 à Cambrai, commence par étudier la philosophie à Lille, se forme à différentes sciences sociales, puis se laisse porter par son intérêt pour la comparaison anthropologique de différents systèmes économiques. Proche du Parti communiste jusqu’à la fin des années 1960, il est l’un des premiers anthropologues français à développer une approche inspirée des travaux économiques de Marx. Sur recommandation de Claude Lévi-Strauss, il part en Papouasie-Nouvelle-Guinée en 1966, et y multiplie les séjours de recherche jusqu’à la fin des années 1980. Il s’immerge notamment parmi les Baruyas, une société non capitaliste entrée en contact avec l’administration coloniale australienne au début des années 1960. Ces recherches de terrain permettent à Godelier de réaliser différentes observations et de construire une pensée anthropologique matérialiste qui marquera durablement toute la discipline. Médaillé d’or du CNRS en 2001, l’anthropologue s’est vu proposer en 2019 par les éditions De vive voix et CNRS Éditions de produire un enregistrement oral suivi par la publication d’un livre, visant à présenter ses principaux résultats de recherche. Le résultat est un livre court et accessible, découpé en quelques chapitres thématiques.
Les premiers apprentissages développés en Nouvelle Guinée par l’anthropologue l’amènent à considérer qu’il existe des « invariants qui structurent les rapports sociaux », des « préconditions » à l’existence de toute société (p. 12). Le principal fondement d’une forme sociale est l’ensemble des rapports sociaux qui lient les différents individus et groupes d’individus. Les rapports sociaux sont des « faisceaux de relations » qui prennent leurs racines à l’intérieur des individus, dans leurs représentations et leurs affects, et les lient par différents intérêts symboliques ou matériels, engageant ainsi le « moi abstrait » (les jugements sur le monde et soi-même), le « moi social » (le statut social de chacun), et le « moi intime » (la vie affective). Il y a donc un « support symbolique » à tout rapport social, qui découle des spécificités de la conscience humaine et de ses capacités à l’abstraction et à l’imaginaire.
Peut-on dire, par conséquent, qu’une forme de nature humaine est définie à partir des spécificités de la conscience humaine et du « support symbolique » des rapports sociaux qui fondent la vie en société ? Si l’on considère l’existence individuelle concrète, on peut en effet s’apercevoir que celle-ci est préconditionnée par différents éléments, communs à l’ensemble des sociétés humaines, estime Maurice Godelier. Tout d’abord, « l’individu n’est jamais à l’origine de lui-même », il est issu de gamètes féminines et masculines. Par voie de conséquence, cela implique généralement que l’individu est, par ailleurs, invariablement caractérisé par certaines appartenances et rapports : aux parents, à la famille, à un groupe ou statut social, et au langage propre à sa société ou à son groupe. Ces faits permettent de redéfinir la notion de nature humaine : ces différentes « préconditions » ne constituent pas une « essence », cependant, nul individu n’existe hors d’elles.
Pour Maurice Godelier, cela n’implique pour autant aucun déterminisme ou « téléologie » : l’histoire humaine, ce que font les individus une fois qu’ils accèdent à l’existence, reste ouvert et imprévisible, étant un « produit de la contingence » et « de la nécessité de se sortir d’un problème » (p. 30). Par conséquent, il n’y a aucun savoir fini et absolu sur notre espèce, « pas de totalisation possible »… si ce n’est celles opérées par les modes de pensée religieux. En examinant comment les différentes sociétés affrontent la question de la mort, l’anthropologie peut d’ailleurs permettre de repenser les fondements des religions qui, pour simplifier, se résument au postulat d’une existence – quelle que soit sa forme – après la mort et, par conséquent, d’une existence avant la vie matérielle, cette dernière étant rendue possible par l’acte de création divine perpétuelle.
Bien qu’elles n’aient donc aucune « règle de morale » à délivrer, contrairement aux religions, les sciences sociales réhabilitent l’horizon des possibles qui caractérisent l’existence de cet animal social qu’est l’humain : « la question des origines de l’homme à mes yeux ne devrait pas se poser. On sait que nous sommes à l’origine une espèce animale sociale dans la nature […] Les humains n’ont jamais “fondé” la société ni eu à le faire, mais ils ont toujours eu en eux la capacité de la transformer pour d’autres formes de société », capacité que les humains doivent « à leur cerveau qui leur permet d’imaginer d’autres manières d’agir et de penser » (souligné par l’auteur, p. 32-33).
Ainsi, ce n’est pas la parenté, la famille, qui structurent la société, comme le considèrent de nombreux anthropologues – tout comme celles et ceux « qui manifestent dans la rue pour sauver la famille chrétienne » (p. 54), que Godelier tacle au passage. En effet, les structures familiales et de parenté sont elles-mêmes déterminées par d’autres facteurs, dont les croisements produisent différents types d’invariants. On peut le voir assez clairement dans la façon dont la société doit instrumentaliser à son propre profit la sexualité des gens, qui est une force « asociale », et donc une potentielle menace pour l’« ordre social et moral ». La sexualité, tout comme la famille et la structure de la parenté, sont déterminées par les « rapports politico-religieux qui font la société » (p. 54).
La congruence entre les structures normatives religieuses et l’autorité paternaliste de l’État sont en effet un thème de réflexion primordial à prendre en compte dans l’analyse des sociétés, comme l’explique Godelier en conclusion de son ouvrage, livrant en même temps sa vision du métier d’anthropologue et des sujets sur lesquels il escompte travailler à l’avenir. Ce livre est, au final, un petit texte assez plaisant par sa facilité d’accès, qui n’exclut pas pour autant un travail conceptuel très riche. Cette présentation des principaux thèmes et résultats de recherche qui ont rythmé la carrière d’un des plus fameux anthropologues français est émaillée de données empiriques concrètes, et peut ainsi constituer une petite introduction aux grands questionnements de l’anthropologie sociale.