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Sur le désir de posséder toujours plus…

Économie Philosophie

03 Juil 2015

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Couverture du livre "Pléonexie"

Note de lecture de :

Dany-Robert Dufour, Pléonexie. [dict. : « Vouloir posséder toujours plus »], Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « La bibliothèque du MAUSS », 2015, 133 p.

Disponible sur le site Lectures

Le site de l’éditeur Le Bord de l’Eau

Professeur en philosophie et sciences de l’éducation, Dany-Robert Dufour produit depuis quelques années une critique philosophique de la modernité capitaliste nourrie notamment par Freud, Marx et la philosophie grecque antique. En juin 2014, le Théâtre de la Tempête à Paris lui propose de présenter certains textes philosophiques, afin qu’ils soient lus et mis en scène par des comédiens. Dufour souhaitait alors explorer la notion de pléonexie, à travers divers textes, de Platon à la littérature moldave en passant par Mandeville. Le philosophe a sélectionné des extraits de textes de ces auteurs et les a « réécrits » pour les rendre « aussi audibles, c’est-à-dire actuels que possible » (p. 13). Le présent ouvrage rassemble les textes qui ont été lus, un commentaire introductif de Dufour, et un dialogue qu’il a écrit lui-même [1].

C’est dans l’introduction que l’auteur définit la notion de pléonexie. Elle désigne le fait de « vouloir plus que sa part » (p. 15), et renvoie en premier lieu à une attitude de « démesure » que les Grecs assimilaient à une déviance [2], faisant de la pléonexie un tabou du même ordre que l’inceste. C’est surtout à partir de Platon que la notion est questionnée : la pléonexie, sorte de cupidité, fait courir aux sociétés des risques de conflits internes, de guerres à l’extérieur, et elle menace l’individu et les groupes sociaux de déséquilibres psychiques ou symboliques. L’ordre social moral s’est donc longtemps appuyé sur la restriction de la pléonexie, au moins jusqu’à Mandeville, qui marque un retournement puisqu’il prône, au contraire, la libération de cette attitude. Dufour signale enfin que, malgré les critiques et mises en garde de Marx, qui a pu se nourrir de ces analyses de la pléonexie, cette dernière s’épanouit actuellement, du fait, notamment, de l’engagement d’un nombre croissant d’acteurs dans la financiarisation de l’économie mondiale. La pléonexie génère ainsi des risques sociaux et écologiques importants, mais également des dérèglements psychiques et libidinaux [3].

Le premier texte présenté est un aménagement de deux extraits de La République de Platon. Dufour a synthétisé et fluidifié le texte du philosophe grec, a fusionné les propos des contradicteurs de Socrate, et a mis bout à bout deux extraits du dialogue originel. Le texte vise à montrer les difficultés morales et les risques sociaux concrets que recèle la pléonexie. L’interlocuteur de Socrate cherche d’abord à montrer que personne n’est « juste » par pure conviction, mais plutôt par peur du châtiment et par « contrainte ». Partant, il affirme que « pour ne pas avoir de problème, il suffit de sembler être juste » (p. 46, souligné par l’auteur) ; ainsi, seuls ceux que l’injustice et la pléonexie ne rebutent pas accèdent au pouvoir et au succès. Socrate répond en proposant d’examiner la constitution de la dimension collective de la « justice », qui prend appui sur l’interdépendance de chaque citoyen dans le cadre de la division sociale du travail. Il estime qu’une cité ne pourrait pas survivre longtemps si chacun donnait libre cours à la pléonexie, car tensions et divisions sociales mineraient la société : « une pareille cité n’est plus alors une mais double, celle des pauvres et celle des riches qui habitent le même sol et conspirent sans cesse les uns contre les autres » (p. 59). La pléonexie ne serait donc pas loin de favoriser la « guerre civile ». Les richesses devenant insuffisantes pour cette foule de pléonexes, le pays aurait alors besoin de s’accaparer les ressources d’autres sociétés : « si, donc, notre cité ne périt pas de guerre civile, elle périra de guerre extérieure » (p. 60).

Le deuxième texte adapte et restitue une partie du dialogue entre Socrate et Calliclès qui figure dans le Gorgias, et présente une source possible de la pléonexie, rapportée au psychisme humain. Pour l’interlocuteur de Socrate, les lois sont produites par et pour les plus faibles de la société, « c’est-à-dire par et pour le plus grand nombre » (p. 65), tandis que les plus forts sont entravés dans leur désir et leur capacité à « avoir plus que le commun des hommes » (p. 65), ce qui contrarie la loi de nature. Le texte donne alors à voir un épisode typique de « dialectique socratique » [4], au cours duquel le philosophe grec questionne longuement Calliclès jusqu’à mettre en évidence le fait que sa définition du « plus fort » est tout à fait incertaine. Calliclès finit par proposer, de façon tautologique, que les « plus forts » sont en fait « ceux qui s’entendent aux affaires publiques » (p. 72), et sont donc, par-là, aptes à gouverner. Socrate lui oppose une nouvelle question : les plus forts ne seraient-ils pas plutôt ceux qui parviennent à se « gouverner soi-même » (p. 72) ? C’est ici que le philosophe grec livre sa théorie de « l’âme », où la structuration « tripartite » de la psyché semble préfigurer les thèses freudiennes, comme le signale Dufour en introduction. S’ensuit un vif échange pour savoir s’il vaut mieux courir inlassablement après la satisfaction de ses passions et de ses pulsions, ou bien se contenter de peu en œuvrant à une modération de soi-même. Socrate fait ensuite remarquer que ceux qui ne cherchent qu’à satisfaire leurs désirs confondent manifestement le « bon » (sur un plan moral) et « l’agréable ». Il souligne que ce qui procure du plaisir n’est pas forcément louable sur un plan moral, prenant l’exemple de « la vie d’une ou d’un prostitué », qu’il trouve « affreuse et misérable » (p. 79). La pléonexie, comme course effrénée vers les passions toutes matérielles, est donc à nouveau condamnée.

Le troisième texte est « une adaptation » de La Fable des abeilles, écrite par Bernard de Mandeville au début du XVIIIe siècle [5]. La fable traite d’une ruche d’abeilles qui fonctionne sur l’inégalité, l’égoïsme individuel et les vices privés. Les riches ne se satisfont jamais du travail des abeilles ouvrières, les « fripons » fortunés sont protégés par des cliques d’hommes de loi, les médecins pensent à leur réputation plus qu’à leurs patients, les aristocrates pillent le trône… Néanmoins, « comme l’harmonie en musique, faisait dans l’ensemble s’accorder les dissonances » (p. 88), tout le monde tirait grand profit des vices de chacun et, en somme, « le luxe fastueux de quelques-uns occupait des millions de pauvres » (p. 88). La ruche était malgré tout un « paradis » et était crainte et respectée par les pays voisins. Cependant, un jour, les abeilles se mirent à blâmer les « friponneries » de leurs élites, et demandèrent aux dieux de répandre « l’honnêteté » dans la cité. Les dieux s’exécutèrent et, rapidement, les abeilles réalisèrent que « personne ne pouvait plus acquérir de richesses » (p. 91). Chacun commença à préférer accomplir sa mission consciencieusement plutôt que d’acquérir luxe et réputation ; on renonça même à faire la guerre à l’extérieur. Alors, le niveau de vie et la démographie se mirent à chuter car la « simplicité » et la « modération » privaient d’emploi nombre d’abeilles, qui durent quitter la ruche. Cette dernière, affaiblie, se fit attaquer par des puissances étrangères. Mandeville en tire la conclusion qu’on ne peut à la fois vivre dans le confort et être « vertueux ». À condition que la justice protège de certains « excès » du vice, ce dernier peut très bien être « avantageux » et pousser les citoyens à être actifs, productifs, tout comme « la faim est nécessaire pour nous obliger à manger » (p. 98). Aux yeux de Mandeville, l’avidité, l’égoïsme et « la pléonexie » sont définitivement des bienfaits pour la société.

Le quatrième texte est un dialogue imaginé par Dufour et mettant en scène les mêmes protagonistes que le premier texte : Socrate et Glaucman. Opinion favorable à la pléonexie et opinion adverse se confrontent ici directement, tout en évoquant le monde actuel. Glaucman postule notamment que, par « ruissellement », la richesse des uns profite à leurs nombreux subalternes. Socrate réplique que la pléonexie, outre qu’elle menace l’écosystème, est nuisible aux psychés individuelles car, comme pour celui qui tenterait vainement de remplir des « jarres percées », rien ne perdure, « sinon la soif au ventre pour recommencer » (p. 109). Considérant que les objets marchands sont des pièges qui ne nous satisfont pas, Socrate préfère à « la pauvre petite jouissance compulsive » (p. 114) une sublimation à travers la production d’une « œuvre », d’un objet personnel, artisanal et durable. Les dernières propositions que fait le Socrate de Dufour à ceux qui valorisent la pléonexie semblent faire écho aux thèses de la « décroissance » : modération, simplicité et respect de la nature seraient les pistes à privilégier pour réhabiliter l’humain contre la société marchande.

En supplément aux textes qui ont été lus lors de la représentation théâtrale, le livre présente un dernier écrit. Il s’agit d’extraits de L’Histoire hiéroglyphique de Dimitrie Cantemir [6]. Dans ce texte allégorique, des nobles cherchant à désigner leur souverain s’adressent à un oracle, qui leur raconte sa rencontre avec la déesse Pléonexis. Celle-ci était juchée sur un trône enflammé, et acceptait de répondre à n’importe quelle question à condition qu’on lui fasse une offrande. Toute offrande finissait dans le four de la déesse qui, alimenté par le feu de l’Enfer, transformait tout ce qui y tombait en or. Apprenant cela, les nobles demandèrent à l’oracle de les conduire à la déesse, et celui-ci répondit qu’ils devaient le payer tout comme lui avait payé une offrande à la déesse ; il leur fit même promettre par écrit qu’ils lui verseraient de l’argent. Les nobles comprirent alors qu’ils devaient payer encore d’autres sorciers pour accéder au secret de la déesse Pléonexis, qui consiste en ceci que pour toute requête, il faut faire payer autrui, et que par ailleurs, dans cette optique, tout peut être marchandisé.

Le livre de Dufour propose au final de faire un pas de côté par rapport à la critique habituelle du capitalisme, et atteint, à travers le concept peu courant de pléonexie, au moins deux niveaux de réflexion. Le premier est macrosocial et économique : la critique de la pléonexie pose des questions morales, politiques, et met en question la course à la croissance, à la productivité et à la marchandisation comme fondements du lien social. Le second niveau est celui des psychismes individuels : la pléonexie évoque un trait de caractère, un rapport au monde, dialectiquement lié au premier niveau, en ce qu’il consiste en une adhésion en des valeurs de compétition et d’avidité. En montrant qu’une telle critique peut se nourrir d’idées aussi anciennes que celles de Platon, Dufour propose une perspective assez originale et complémentaire à la critique des principaux mécanismes de la société marchande. Une conceptualisation qui n’a pas vocation, selon moi, à se substituer à la critique du capitalisme en tant que tel, mais qui pourrait gagner à être approfondie. En effet, face à ce petit livre clair et concis, le lecteur peut rester sur sa faim en termes de théorisation ; mais espérons que cet aspect soit simplement dû au fait que le concept de pléonexie a jusqu’ici été assez peu étudié et utilisé. Par conséquent, le travail de Dufour pourrait contribuer à le mettre en débat.

Notes de bas de page :

[1] L’avant-propos explicitant la méthode adoptée par Dufour, de même que le premier texte, qui restitue des extraits de La République de Platon, sont lisibles à l’adresse suivante : http://www.lesconvivialistes.org/les-precurseurs.

[2] La mythologie, précise Dufour, fourmille d’exemples où les pléonexes ont subis des châtiments divins (Icare, Prométhée, Œdipe, etc.)

[3] L’auteur renvoie notamment, à ce sujet, à Dany-Robert Dufour, « Le tournant libidinal du capitalisme », Revue du MAUSS, n°44, 2014, p. 27-46. On peut également lire, sur le même thème, un entretien accordé par Dufour à L’Humanité en 2013, à l’adresse suivante : http://www.humanite.fr/tribunes/dany-robert-dufour-le-capitalisme-libidinal-veut-f-546102

[4] Emile Chambre, « Notice sur la vie et l’œuvre de Platon », in Platon, Protagoras – Euthydème – Gorgias – Ménexène – Ménon – Cratyle, Paris, Garnier Flammarion, Coll. GF Brochée, traduction, notices et notes par Emile Chambry, 1967, p. 14-15.

[5] Comme le précise Dufour, « ce texte a déclenché le plus grand scandale philosophique de l’Europe des Lumières » (p. 82). Mandeville a en effet opéré un retournement en postulant que la pléonexie, ou l’égoïsme individuel, pouvait en fait être bénéfique à toute la société. On retrouve des traits communs à beaucoup de penseurs des XVIIe et XVIIIe siècles qui ont participé à la genèse de la pensée libérale dans les champs de l’économie, du politique et des mœurs. On peut se reporter par exemple à Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, Paris, La Découverte, Coll. Poche, 2014 (notamment le chapitre 3), et, surtout, au chapitre qui est consacré à Mandeville dans Louis Dumont, Homo Aequalis. I. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, coll. NRF, 1985, p. 83-105.

[6] Cet ouvrage est, selon le commentaire introductif, « le premier roman de la littérature roumaine » (p. 116). Cantemir est un aristocrate et savant moldave qui achève la rédaction de ce texte en 1705. Il restera longtemps méconnu en Europe de l’Ouest car il s’agit d’un texte difficile d’accès. L’auteur se sert d’allégories complexes pour dénoncer la domination turque sur la Moldavie. L’extrait sélectionné par Dufour s’en prend, précisément, dans une langue voilée, à la pléonexie des dignitaires Ottomans.

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