Prévention spécialisée : à propos du nouveau rapport (de forces)
01 Fév 2017
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Jonathan Louli, 2017, « Prévention spécialisée : à propos du nouveau rapport (de forces) », en ligne.
Résumé :
Commentaire du rapport parlementaire sur l’avenir de la prévention spécialisée rendu en février 2017 par D. Jacquat et K. Bouziane
Voici deux commentaires en un : si tu es pressé ou que tu n’aimes pas lire, ne lis que les passages qui sont en gras !
La Mission d’information sur l’avenir de la prévention spécialisée a été constituée en juin 2016 avec la fonction suivante : « La prévention spécialisée a considérablement évolué en soixante-dix ans et la mission d’information s’est fixé pour objectifs d’étudier ses missions et ses moyens compte tenu des objectifs que l’on souhaite atteindre sur le terrain au bénéfice de l’enfance en danger » (source). Elle était présidée par Denis Jacquat, médecin devenu député UMP de Moselle, et la rapporteure était Kheira Bouziane-Laroussi, professeure d’économie et gestion, députée PS de Côte-d’Or, proche d’A. Montebourg. Si tu as un quart-d’heure, je te conseille de regarder la prise de parole de K. Bouziane-Laroussi le jour de la remise du rapport : la vidéo se trouve à l’adresse suivante, entre 14:50 et 30:20, c’est une bonne entrée en matière.
Le résultat de ma lecture est très mitigé et voit plusieurs inquiétudes. La première partie du rapport pose des constats globalement intéressants (malgré plusieurs imprécisions ou maladresses). La seconde partie en revanche présente le terrain miné des propositions. Au fond, comme le répète le rapport à plusieurs reprises, la volonté qui se dégage est de faire de la prévention spécialisée « une politique publique à part entière ». C’est-à-dire : permettre une meilleure reconnaissance institutionnelle et financière, mais au prix de diverses réformes qui permettraient à la puissance publique d’augmenter son emprise sur le secteur (notamment à travers la nouvelle thématique en vogue : la « prévention de la radicalisation religieuse »).
Par conséquent, autant le dire tout de suite : le rapport passe totalement à côté de tout ce qui pourrait faire de la prévention spécialisée une praxis, comme dit Castoriadis, c’est-à-dire une pratique émancipatrice qui vise à augmenter l’autonomie d’autrui et qui pour cela s’appuie principalement sur l’autonomie même des individus, sur ce qu’ils sont. Il n’y a donc aucune dimension politique ou critique dans la définition de la prévention spécialisée présentée dans ce rapport : les concepts de justice sociale et de lutte contre les inégalités sont quasiment absents (À part très poliment à travers la lutte contre les inégalités « entre territoires ». Les inégalités entre classes bourgeoises et classes prolétariennes, entre sexes, entre âges, entre étiquettes raciales, entre religions, etc. ? Nada). Finalement, c’est la question du sens du travail de prévention spécialisée que le rapport oublie totalement. La prévention spécialisé est vue de façon très instrumentale par ce rapport, comme si elle n’était qu’un outil et qu’elle ne servait qu’à orienter les jeunes rencontrés vers des partenaires. Je vais essayer de rendre compte du rapport de façon linéaire, de mon point de vue de sociologue-anthropologue et d’éducateur de rue.
Introduction
L’introduction du rapport pose de bons constats relatifs à la situation de la prévention spécialisée, malgré quelques formulations douteuses, comme par exemple dire dès les premières lignes que la prév’ est « destinée à permettre aux jeunes en voie de marginalisation de rompre avec l’isolement ». La prév’ est un peu plus variée que ça, quand même, elle travaille avec un tout un quartier pour améliorer, notamment, la situation des jeunes.
Ce qu’il est intéressant d’observer c’est la méthode de travail de la mission parlementaire : audition de plus d’une centaine de personnes, dont seulement une dizaine est constituée d’acteurs de terrain de la prévention spécialisée (éducateur·rices et chefs de service). Le reste ce sont le CNLAPS, la CNAPE, l’UNIOPSS (des organismes consultatifs qui dialoguent avec les pouvoirs publics), quelques chercheurs, et surtout, énormément d’élus, de directeurs associatifs, d’acteurs institutionnels des services de l’État. Il n’y a aucun représentant des travailleur·euses de terrain : pas de syndicat auditionné, pas de collectif militant, pas d’organisation professionnelle de travailleur·euses sociaux. Pourquoi noyer à ce point la parole des acteurs de terrain dans le flot des auditions ? Parce que, comme on verra tout au long de ce commentaire, il me semble que la principale question que se pose le rapport, au final, c’est bien : « qu’est-ce qu’on va faire de la prévention spécialisée ? ». D’après les pouvoirs publics, cette question ne regarde évidemment pas les acteurs de terrain.
Par ailleurs, la mission a effectué quatre déplacements : à Dijon où sur une trentaine de personnes, une éducatrice est auditionnée, à Metz où sur une quarantaine de personnes, il n’y aucun acteur de terrain auditionné à part une cheffe de service, à Molenbeek où sont auditionnés des acteurs publics et de la prévention de la radicalisation, et enfin à Marseille où sont auditionnés 8 chefs de service et éducateurs sur une vingtaine de personnes auditionnées. Alors oui, de ce fait, sur la douzaine d’acteurs de terrain auditionnés au total, 8 sont marseillais, la plupart à l’ADDAP13. L’association marseillaise est très souvent citée en exemple tout au long du rapport.
Cette focalisation sur l’ADDAP13 peut paraître singulière. Cette association est souvent prise en élève modèle de la prévention spécialisée dans les discours alors… qu’elle n’est pas une association de prévention spécialisée. C’est un « groupe » de plusieurs centaines de salariés, dit son site internet, qui ne fait pas que de la prévention spécialisée. Les projecteurs sont braqués sur l’ADDAP13 car visiblement le hasard a fait qu’il y a quelques années, cette association a commandé à Véronique Le Goaziou un rapport sur les liens entre prévention spécialisée et prévention de la délinquance. Le Goaziou est une sociologue proche de Laurent Mucchielli, spécialiste des questions de violences urbaines, d’insécurité, de banlieues. Elle a rendu son rapport en février 2014, et cela a pas mal attiré l’attention car ça répondait à des attentes des élus locaux qui cherchaient des outils pour renforcer leurs politiques de prévention de la délinquance. Beaucoup d’acteurs publics se sont engouffrés dans cette vision en se disant que la prévention spécialisée pouvaient leur servir. Le bouquin de Le Goaziou tiré de son rapport a apporté à celle-ci un succès monstre notamment dans le contexte d’après les attentats, car l’enquête qu’elle a mené à l’ADDAP13 montrait une façon de lier prévention spécialisée et prévention de la délinquance. Beaucoup d’élus se sont emparés de ces analyses pour dire que désormais la prévention spécialisée aurait intérêt à travailler comme le fait l’ADDAP13.
Le dernier paragraphe de l’intro résume assez bien le contenu de cette entrée en matière :
Le présent rapport entend ainsi tirer toutes les conséquences d’un constat fondamental : la prévention spécialisée, bien qu’elle ne soit pas à l’origine une initiative des pouvoirs publics, est devenue, à mesure qu’elle faisait la preuve de son utilité dans les quartiers difficiles, une politique publique à part entière. Dès lors, il est absolument essentiel qu’elle dispose des moyens juridiques, financiers et humains pour remplir correctement sa mission dans tous les territoires où elle est utile. Conforter l’avenir de la prévention spécialisée participera utilement de l’investissement que nous devons faire dans notre jeunesse.
p.9
Je tiens quand même à signaler une petite pépite : l’idée selon laquelle serait « indispensable un véritable renforcement de la formation initiale et continue » en y intégrant les « nouveaux défis de notre société », à savoir : « agir sur un nouvel espace comme internet ou encore prévenir la délinquance ou la radicalisation » (p. 9). Les États Généraux Alternatifs du Travail Social vont être enchantés.
Partie 1 : Constats. La prévention spécialisée fragilisée.
La première partie du rapport commence avec un assez bon historique de la prévention spécialisée, quoiqu’un peu léger en ce qui concerne l’emprise croissante des modes d’évaluations inadaptés de la prévention spécialisée. En revanche, les auteurs du rapport restituent assez bien l’idée que la prévention spécialisée est en tension du fait des processus d’institutionnalisation et la montée des politiques sécuritaires depuis les années 1980. On peut simplement regretter que cette partie n’aborde pas les résistances à ces processus.
Le rapport présente ensuite assez bien les principes de la prévention spécialisée mais dérape quelque peu en notant : « Les principes qui gouvernent la prévention spécialisée ne constituent pas un dogme mais le cadre de l’intervention des éducateurs de rue. Ils doivent être adaptés à la diversité des situations rencontrées. » Bref : les principes, en prévention spécialisée, c’est relatif. Lentement s’immisce une forme de révisionnisme des principes de la prévention spécialisée, qui reste incompréhensible : pourquoi les principes des textes promulgués de 1972 à 1975 sont-ils si souvent attaqués, remis en cause, « adaptés », alors que la Constitution de notre République date de 1958, qu’il y a par exemple une loi de 1803 qui autorise encore les parents ou aïeuls à s’opposer au mariage de « leurs enfants et descendants, même majeurs » ? Il y a bien des lois et des mesures réglementaires encore en vigueur aujourd’hui qui datent d’avant 1972.
C’est le principe d’anonymat qui est le plus durement remis en cause par le rapport, appuyé en cela sur une contribution écrite du CNLAPS.
Petit rappel sur ce qu’est le CNLAPS
Le CNLAPS apparaît avec l’arrêté fondateur de 1972, avec pour but de fédérer les structures de prév’. En janvier 2016, il comptait 130 adhérents, dont plus de 120 étaient des structures de prévention spécialisée, et dont 8 seulement étaient des individus… Cela veut dire que le CNLAPS ne fédère que certains directeurs et administrateurs de la prévention spécialisée, pour faire du « lobbying », comme cela est expliqué dans son Rapport d’activité 2015. Cela signifie qu’il y a de réelles questions à se poser en termes de légitimité du CNLAPS à représenter la prévention spécialisée et à parler pour elle avec les acteurs publics et institutionnels. Seulement la moitié des 250 organismes publics ou privés ayant une activité de prévention spécialisée sont adhérents au CNLAPS. Les 3000 salariés que compte la prévention spécialisée pourraient donc rêver d’une meilleure représentation auprès des pouvoirs publics que celle du CNLAPS, qui ne représente finalement que les directeurs et administrateurs de 50% des structures de prév’. Une sorte de MEDEF de la prévention spécialisée.
Sur le principe d’anonymat, le CNLAPS a écrit ceci aux auteurs du rapport :
un jeune peut nous rencontrer en restant anonyme, cependant la majorité des jeunes que nous connaissons et accompagnons aujourd’hui sont connus de nombreux services. Le principe d’anonymat peut sans doute valoir quelquefois, mais il a perdu de la vigueur au fil des évolutions sociétales et de nombreux jeunes ont brisé leur anonymat dès l’âge de onze ans par le biais des réseaux sociaux notamment. Nous observons, dans une écrasante majorité de cas, que ce n’est plus là leur demande lors de nos premières rencontres
En gros, pour le CNLAPS, on peut se passer la plupart du temps du principe légal d’anonymat puisque les jeunes sont déjà connus de nombreux services et ont « brisé leur anonymat » précocement sur les réseaux sociaux. Cette vision rétrograde du concept d’anonymat, et donc de secret professionnel, est totalement aberrante pour au moins deux raisons. Tout d’abord elle occulte totalement le fait que l’anonymat n’est pas un confort pour l’éducateur, mais une protection des personnes accompagnées car la prévention spécialisée refuse massivement de devenir un rouage de plus de l’appareil de surveillance de masse de l’État (voir l’exemple du Val-de-Marne). Par ailleurs, cette vision est absurde car elle ne voit pas qu’elle peut contribuer à mettre en danger les jeunes ou à nuire au respect de leur vie privée (article 9 du Code civil) : c’est exactement comme dire « Les jeunes passent leur temps à se battre entre eux, et en plus à la maison ils se prennent des claques dès l’âge de 11 ans, donc les professionnels peuvent tout à fait recourir à la violence avec les jeunes ». C’est illégal, c’est absurde et c’est malsain.
Le rapport se poursuit en montrant que les méthodes de la prévention spécialisée reposent sur la souplesse, les horaires atypiques et la capacité à s’« adapter » (le rapport martèle littéralement ce terme tout au long du texte). Il précise que les territoires sont variés mais essentiellement urbains, voire en politique de la ville. Vient ensuite la question de l’évaluation du travail, amenée à travers de bons constats, mais qui débouchent sur une interprétation pas très imaginative : il serait impossible, selon les auteurs, d’évaluer la prévention spécialisée en dehors des méthodes, très imparfaites, que l’on possède actuellement. La première proposition du rapport est de produire un « guide national d’évaluation de la prévention spécialisée » (p. 26). Il me semble qu’il n’est pas impossible d’évaluer la prévention spécialisée, il suffit d’inventer de nouvelles méthodes, réellement qualitatives et puisant dans les sciences humaines et sociales, seule approche à même de saisir la subtilité du travail socioéducatif. Le rapport reste étriqué sur la question de l’évaluation, et obsédé par les critères administratifs et quantitatifs : il pointe que la prévention spécialisée permet de réduire les dépenses publiques, coûte peu chère, et peut être évaluée à travers des fiches et des référentiels.
Le rapport pointe ensuite les diminutions drastiques de financements et suppressions de postes dans divers territoires, déplorant même que dans certains départements, la prévention spécialisée a clairement disparu à cause de décisions politiques délibérées. Il faut donc selon le rapport revoir le caractère facultatif du financement départemental. Cela d’autant plus que les problématiques des jeunes se complexifient et « la demande de prévention spécialisée » ne cesse d’augmenter, ce qui justifierait d’attribuer davantage de moyens à la prévention spécialisée. Le secteur a en effet affaire à des « bandes violentes », à un « communautarisme religieux ou culturel », des « discours idéologiques extrémistes ou complotistes », des « problèmes au regard des principes de laïcité et de mixité », à une « montée du radicalisme », des « problèmes de santé, notamment mentale » (p. 30). Difficile de dire ce qui relève de la réalité et ce qui relève du fantasme dans ces nouveaux objets, mais il est intéressant et révélateur de constater que ce sont les thèmes qui actuellement tiennent le plus à cœur à la puissance publique, et justifient son soutien à la prévention spécialisée…
Partie 2 : des propositions inquiétantes
Cette partie est celle où le rapport avance la plupart de ses propositions, après avoir constaté qu’il manquait un « pilotage efficace » et des orientations pour la prévention spécialisée (p. 35). Cette partie commence donc par discuter la question des instances représentatives qui ont été supprimées et celles dans lesquelles il reste des acteurs représentant la prévention spécialisée. La 2ème proposition du rapport consiste à faire une place à la prév’ dans le nouveau Conseil National de Protection de l’Enfance.
Le rapport déplore ensuite que le dernier texte de cadrage sur la prév’ est l’arrêté de 1972 et il signale qu’actuellement doivent paraître des guides et référentiels auxquels travaillent entre autres la CNAPE et le CNLAPS. Le rapport renvoie aussi à la Convention de partenariat relative à la prévention spécialisée signée en octobre 2016 entre, notamment, plusieurs ministères, acteurs institutionnels représentants les collectivités territoriales, la CNAPE et le CNLAPS (Pour rappel, cette convention redonne quelques définitions au sujet de la prévention spécialisée, puis établit dans quelle mesure l’État peut financer des actions de prév’, à savoir : pour se rapprocher de la prévention de la délinquance et de la prévention de la radicalisation…). La 3ème proposition du rapport est donc de promulguer un « texte réglementaire définissant les orientations doctrinales fondamentales et précisant le positionnement de la prévention ». Positionnement par rapport aux « nouveaux défis » sécuritaires notamment.
Les auteurs soulignent ensuite la richesse des partenariats avec lesquels travaillent les équipes de prévention spécialisée, même si la représentation institutionnelle du secteur reste à améliorer. Ils estiment que préserver et développer ces partenariats passe par une meilleure orientation politique pour surmonter les blocages. Sur conseil de Laurent Mucchielli, directeur de l’Observatoire Régional de la Délinquance et des Contextes Sociaux à Aix-en-Provence, le rapport estime que les associations de prévention spécialisée gagneraient à « atteindre une taille critique » (p. 43), partant de l’idée que si les associations deviennent grosses, cela leur permettra d’être mieux entendues par les institutions, de plus facilement « s’adapter et prendre en charge les problématiques nouvelles » (p. 43). Le rapport est donc favorable à la constitution de « trusts » ou super-associations qui pourraient devenir des partenaires directs des pouvoirs publics, comme c’est le cas pour l’ADDAP13 dans les Bouches-du-Rhône, qui compte plusieurs centaines de salariés. J’ai bien expliqué dans un autre article dans quelle mesure ces méga-structures sont inadaptées et dangereuses pour la prévention spécialisée, car elles entraînent une uniformisation du travail et une désadaptation aux quartiers d’intervention.
Le rapport aborde ensuite la fonction de la tutelle départementale dans le secteur de la prévention spécialisée. Pour les auteurs, il faut réaffirmer le rôle moteur du département dans le déploiement des actions de prévention spécialisée, car c’est le bon échelon pour mener cette politique. D’ailleurs la question n’est pas celle de l’échelon, disent les auteurs du rapport, soulignant que plusieurs départements ont récemment renforcé leurs financements à la prévention spécialisée, prenant l’exemple entre autres du Val-de-Marne. C’est donc l’appréciation que les services départementaux ont de la prévention spécialisée qui joue le plus.
L’exemple du Val-de-Marne
Il est tout à fait révélateur que le rapport prenne en exemple le 94 pour illustrer la bonne volonté des instances départementales. En effet, le Val-de-Marne, qui a longtemps été réputé pour sa bienveillance à l’égard de la prév’, et a créé plusieurs postes ces dernières années, vient maintenant de prendre une décision extrêmement dangereuse, à savoir imposer un logiciel informatique de gestion et de fichage des personnes accompagnées. Comme nous le révélions dans Rézo Social 93, un immense flou entoure ce logiciel, et beaucoup d’inquiétudes et de résistances (parfaitement légitimes) des acteurs de terrain. Le Val-de-Marne illustre assez bien les dangers du processus d’institutionnalisation de la prévention spécialisée : cette dernière bénéficie de financements, de postes, d’une représentation institutionnelle (le Conseil Technique Départemental de la Prévention Spécialisée), mais à condition qu’elle accepte, notamment, de nouvelles orientations politiques sécuritaires, et une évaluation du travail basée sur une base de données informatiques potentiellement nominatives.
Le rapport appelle à la « vigilance » sur le processus de métropolisation en cours (dans quinze métropoles au 1er janvier 2016) et dit qu’il faudra évaluer précisément son impact en temps voulus. C’est la 4ème proposition. De même, les financements de l’État doivent être renforcés selon les auteurs du rapport, qui reconnaissent à cette occasion que la prévention spécialisée peut être financée au titre de sa participation à la prévention de la délinquance. L’optique est la même pour la collaboration avec les mairies et notamment les Conseils Locaux de Sécurité et de Prévention de la Délinquance : des rapprochements doivent être pensés, dit le rapport.
Pour refonder les moyens de financement, le rapport appelle dans sa cinquième proposition à faire usage des Contrats Pluriannuels d’Objectifs et de Moyens (CPOM) plutôt qu’aux appels d’offre à durée limitée. Les CPOM sont des outils de gestion importés du monde entrepreneurial, qui visent à fixer des objectifs comme condition de financement d’une structure par les instances de tutelle, pour une durée de plusieurs années. Ils sont certes préférables aux appels d’offre qui mettent en concurrence les structures entre elles, mais demeurent porteurs d’une forte institutionnalisation de l’action et des liens avec les instances de tutelle.
Le rapport admet enfin que la prévention spécialisée nécessite un « financement particulier » mais insiste sur le fait qu’une fois une association habilitée par le département, ce dernier est dans l’obligation de la financer. Cela remet donc en question ce qu’on appelle le caractère « facultatif » de la prévention spécialisée comme compétence départementale, bien que le rapport admette que sur ce point le droit est plutôt flou et permet des interprétations. D’où sa 6ème proposition de réécrire les dispositions du Code de l’action sociale et des familles pour rendre clairement obligatoire la compétence de prévention spécialisée pour le département, et permettre aux équipes victimes de refus d’habilitation ou de financement de se défendre juridiquement.
Le clou du spectacle
Je ne sais pas si tu as remarqué mais jusqu’ici le rapport est très ambivalent quant à l’avenir de la prévention spécialisée : de bons constats sont posés au début pour amener l’idée que la prévention spécialisée a été bien comprise par les auteurs, puis au fur et mesure qu’on avance dans la lecture du rapport, on voit des propositions de plus en plus inquiétantes apparaître. Je fais donc une partie spécifique sur les vingt dernières pages du rapport, qui amènent les propositions les plus iconoclastes.
Préventions de la délinquance et de la radicalisation
Les auteurs montrent d’abord que grâce aux travaux du CNLAPS et de la CNAPE, on voit se dessiner des possibilités de collaboration avec la prévention de la délinquance, en respectant le cadre de la protection de l’enfance. Des articulations sont à penser, dit le rapport, entre prévention spécialisée et prévention de la délinquance, mais l’optique retenue par les auteurs prête largement le flan à la critique.
Les auteurs du rapport s’appuient notamment sur une interview du chercheur François Chobeaux des CEMEA, dont ils gardent seulement les extraits, plutôt caricaturaux, qui les intéressent :
il existe une vieille garde (parfois chez de jeunes éducateurs) qui défend une prévention spécialisée “pure”, qui voudrait qu’on ne parle pas aux flics, pas à la médiation de rue… C’est aujourd’hui difficilement défendable […] Quand on a d’un côté des équipes de prévention qui ne sont pas des intégristes anti-flics, et de l’autre des polices municipales qui ne sont pas dans le tout répressif, ça peut très bien fonctionner
François Chobeaux, interview cité dans le rapport Bouziane & Jacquat, p. 55-56
Contrairement à ce que peut laisser penser cet extrait, les propos de Chobeaux sont très intelligents dans le reste de l’interview. Le fait que ces extraits sont mis en avant dans le rapport appelle tout de même un regard critique. D’abord préciser qu’effectivement les polices municipales ne sont pas le principal souci, mais que Chobeaux oublie que c’est la police nationale et les Brigades Anti-Criminalité (BAC) qui sont les plus grosses sources de tension sur les quartiers.
Pourquoi cette obsession pour le sécuritaire et le travail avec les flics ?
Pourquoi les discours publics n’insisteraient-ils pas autant sur la nécessité de travailler avec les médecins, pharmaciens, infirmiers pour faire face aux problématiques de santé ? Avec les entreprises et services publics qui coordonnent les travaux de rénovation urbaine et pourraient embaucher des jeunes du coin ? Avec les juges pour enfants et avocats auxquels sont parfois confrontés les jeunes accompagnés par la prév’ ? Avec les auto-écoles, sociétés de transports en commun et Régions pour remédier aux problématiques de mobilité des jeunes ? Tu vois où je veux en venir ?
Cette obsession de vouloir faire travailler les éducateur·rices avec les flics et les politiques sécuritaires a quelque chose de malsain et d’étrange. Le rapport répète sans cesse que la prévention spécialisée doit s’adapter aux problématiques des territoires et aux demandes, pour « offrir des prises en charge adaptées », mais, bizarrement, quand il est question de sécuritaire, non : on dénonce les « intégristes anti-flics », on veut « articuler » prévention spécialisée et prévention de la délinquance… D’autant plus qu’on répète partout que les travailleurs sociaux sont des casse-pieds qui refusent de travailler avec les flics, qu’il faudrait qu’ils s’adaptent, mais on ne demande jamais à l’institution policière de se remettre en question et de s’adapter aux travailleurs sociaux. Ce qui pourrait être intéressant, quand on sait que plus de 50% des policiers qui ont voté en 2015 ont voté Front National, et que la répression qui s’abat dans les quartiers populaires ou dans les mouvements sociaux à travers les violences policières est de plus en plus mal vécue par les diverses victimes et la population. Et puis, acceptons d’analyser de façon critique la fonction des forces de l’ordre dans notre système : elles sont largement instrumentalisées au service d’un ordre colonial et bourgeois, comme le montre cet excellent documentaire d’Usul. Et finalement, toutes ces injonctions à participer aux politiques sécuritaires et à travailler avec les flics sont faites sans lien avec le sens du travail : pourquoi travailler avec les forces de l’ordre ? Le rapport ne le dit pas, comme beaucoup de discours publics sur ce thème.
Le rapport se poursuit en insistant sur le fait que pour renforcer la dimension éducative de la prévention spécialisée, celle-ci devrait pouvoir intervenir dès l’école primaire, comme c’est le cas à Molenbeek, en Belgique (il est là aussi intéressant de voir que cette préconisation s’appuie sur la rencontre des auteurs du rapport avec des acteurs de la prévention de la radicalisation). L’argument des auteurs est que passé un certain âge, on ne peut plus accomplir de travail socioéducatif avec les « radicalisés ». Pour cela, il faut renforcer également le travail avec les familles, dit le rapport, et penser une « coopération institutionnalisée » avec l’Éducation Nationale. La 7ème proposition met donc l’accent sur la nécessiter d’élaborer une « convention cadre nationale » (p. 62) entre l’Éducation Nationale et la prévention spécialisée. La proposition suivante est de développer le travail éducatif via Internet et les réseaux sociaux à la manière des Promeneurs du Net (là aussi difficile de ne pas lire entre les lignes l’obsession pour les processus de « radicalisation », dont les experts estiment qu’il se font beaucoup à travers la propagande extrémiste sur Internet). Le rapport préconise ensuite dans sa 9ème proposition de rapprocher les acteurs de la politique sanitaire (notamment ceux de la santé mentale) et la prévention spécialisée pour mieux accompagner les « publics communs » (p. 66).
Enfin, le rapport exhorte à poursuivre les rapprochements de la prévention spécialisée avec la prévention de la radicalisation, et s’appuie pour cela sur les fiches d’un guide publié par le Comité Interministériel de Prévention de la Délinquance et de la Radicalisation (CIPDR), dont le CNLAPS et la CNAPE sont bien entendu partenaires. La 10ème proposition du rapport est particulièrement piquante : « Répertorier les bonnes pratiques en matière de prévention de la radicalisation pour mieux les diffuser dans les territoires où la prévention spécialisée n’est pas encore sollicitée. » (p. 68). Comme avec la prévention de la délinquance, on voit ici une étrange ambivalence : là où la prév’ n’est « pas encore sollicitée » sur les questions de prévention de la radicalisation, il faut diffuser des « bonnes pratiques » sur ces questions. Où est la fameuse adaptation aux besoins et aux demandes des territoires ? Quel est le sens d’un tel rapprochement ? La « radicalisation » est-elle vraiment une nouvelle priorité pour les publics de la prév’ ?
Qu’en est-il de la prévention de la radicalisation de la pauvreté, la prévention de la radicalisation des idéologies fascistes et racistes, la prévention de la radicalisation des violences sexistes et patriarcales… ? Et, au-delà de la prévention spécialisée, qu’en est-il de la prévention de la radicalisation patronale, la prévention de la radicalisation de la concentration des richesses, la prévention de la radicalisation des détournements d’argent public par les élus, etc. ?
Réforme des formations d’éducateur·rices
Les dernières pages du rapport s’inscrivent assez clairement dans la lignée des préconisations de la Commission Consultative Professionnelle du Travail Social et de l’Intervention Sociale (CPC) en matière de réforme des formations en travail social. En effet le rapport estime que les formations doivent se présenter sous la forme d’un « tronc commun » suivi par une « spécialisation » en fin de cursus (p. 68). Les auteurs estiment par ailleurs qu’il est nécessaire de mieux former au travail de rue et à la prévention spécialisée en formation initiale (proposition n°11, p. 73), de mieux intégrer les concepts du développement social et du travail social d’intérêt collectif, et de garantir la formation continue sur des fonds de l’État (proposition n°12, p. 74) pour que les éducateur·rices puissent continuer à s’adapter aux « nouveaux défis » : prévention de la radicalisation et travail éducatif sur Internet, notamment. L’optique du rapport rejoint donc celle du rapport Bourguignon, dont j’ai fait une lecture critique il y a quelques temps : on rejoint des volontés de « modernisation » et de « décloisonnement » des formations (pp. 70, 71 et 72).
Le souci que pose cette optique de réforme c’est qu’elle considère la formation des professionnels comme une sorte de panacée, une solution miracle. Les conditions de recrutement, de travail, de salaires, le sous-effectif chronique, les droits des éducateur·rices, la qualité de la Convention Collective, tout cela ne joue-t-il pas également sur l’« attractivité » (p. 72) du secteur ? Pourtant le rapport n’en dit rien. Quant aux problématiques des publics, n’y-a-t-il pas autre chose que la formation qui joue dans la façon dont ils se présentent : le système économique, les politiques publiques, le système politique et démocratique, l’éducation nationale, les inégalités, etc.? Réformer les formations rejoint d’autres intentions : répondre aux « attentes des employeurs » comme il est dit dans le rapport Bourguignon, et mettre le travail social sur la voie d’une industrialisation pour mieux le contrôler et mieux l’exploiter.
Conclusion
Le rapport s’achève sur ces questions, et est suivi d’annexes qui reprennent à l’écrit les échanges oraux qui sont en vidéo sur le site de la mission d’information.
Sans reprendre tout ce que j’ai raconté, on voit clairement ici, à travers la volonté de faire de la prévention spécialisée une « politique publique à part entière », des opportunités et des risques sérieux pour le métier. C’est à mes yeux un renforcement de l’institutionnalisation de la prévention spécialisée, une actualisation de « la tension entre institutionnalisation et rupture » qui existe au moins depuis 1959 (voir les travaux de Vincent Peyre et Françoise Tétard, et notamment leur article dans l’ouvrage collectif Lectures sociologiques du travail social [1985])
Le rapport préconise d’assurer des financements stables à la prévention spécialisée, de mieux former les professionnels à celle-ci, d’améliorer sa reconnaissance institutionnelle, de la défendre juridiquement, de moderniser ses principes, d’élargir ses champs d’action, etc. Tout cela aura pour effet, je l’espère, de stabiliser un peu le cadre d’intervention des équipes de prévention spécialisée, mais au risque de profondément dénaturer ce travail. Le risque est d’envahir la prév’ de procédures et d’objectifs, par-là d’en uniformiser le travail dans le sens d’une plus grande participation aux démarches de prévention de la délinquance et de la radicalisation. Tout cela est totalement contradictoire avec les principes de la prévention spécialisée. En fin de compte, le rapport préconise de changer la forme de la prév’, d’en changer les principes et le cadre réglementaire… Sans notre vigilance et notre résistance, il ne restera bientôt plus qu’à en changer le nom.