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Travail social engagé, travail social enragé

Politique Travail social

15 Sep 2016

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Jonathan Louli, septembre 2016, « Travail social engagé, travail social enragé », in Le Progrès Social, n°104, jeudi 15 septembre 2016

Résumé :

Une analyse globale et synthétique sur la situation périlleuse des secteurs du travail social, qui ébauche la théorie de l’industrialisation.

Le travail social est un reflet d’un bon nombre de contradictions de notre système. Il est sans cesse confronté aux marges de la société, et permet ainsi d’observer différemment le fonctionnement de cette dernière. Confrontés à cette conscience différente de la vie sociale, les travailleurs sociaux n’en développent pas pour autant massivement une conscience politique. Le secteur ne connaît donc pas de mobilisations aussi retentissantes que celles des transports en commun ou de l’Éducation Nationale par exemple. Néanmoins, à défaut d’être très visibles, les mobilisations de travailleurs sociaux sont anciennes : elles remontent au moins à mai 68, soit à peu près à l’époque de l’apparition même des multiples métiers modernes du travail social. À cette époque d’Etat social encore généreux, tout le secteur était porté par le développement des politiques sociales à destination des personnes vulnérables.

Depuis le dernier quart du XXe siècle cependant, comme beaucoup de secteurs dépendants des finances publiques, les paramètres de base du travail social ont été sérieusement remis en question par le développement des politiques néo-libérales. Les motifs de mobilisations pour les travailleurs sociaux n’ont alors pas manqué, confrontés à l’invasion de dogmes individualistes et libéraux. La récente actualité confirme à nouveau ce triste principe : le travail social permet, également du point de vue des politiques publiques, de mener des observations révélatrices.

La récente actualité, c’est ce qui ressemble en tout point de vue à un processus d’industrialisation du travail social – comme c’est le cas dans beaucoup de services publics. Par industrialisation, on peut entendre une transformation de ce secteur en une vaste usine à offre relationnelle et de conseils ; cela à travers trois processus massifs qui, en provenance des politiques publiques, tordent profondément le travail social.

Le premier processus, c’est un formatage des pratiques professionnelles, qui s’observe à travers la multiplication des grilles de codification des actes et des pratiques, telles que les « démarches qualité » ; telles que les évaluations en vogue, basées trop souvent sur les seuls arguments quantitatifs, et sur la correspondance des résultats reportés par les salariés avec des critères administratifs et technocratiques insensés. Cette lecture gestionnaire de l’activité est imposée de façon autoritaire par des agents bureaucratiques qui ne voient les réalités humaines de terrain qu’à travers les consultants de boîtes privées et les cadres reconvertis dans l’administration d’État.

Ce formatage des pratiques professionnelles se déploie également à travers les réformes des formations. Ce processus a des effets d’uniformisation et de standardisation des pratiques professionnelles : il se profile des formations réformées et appauvries, laissant moins de place aux sciences humaines et aux spécificités historiques des professions, des formations qui inculqueront à tous les mêmes savoirs, les mêmes méthodes, les mêmes façons de traiter les problèmes du quotidien, bref, des formations qui préparent au travail à la chaîne. Cela, surtout que les conventions collectives du secteur sont régulièrement mises en danger par les prises de position des syndicats patronaux, et que, par conséquent, avec des qualifications au rabais, beaucoup de futurs professionnels risquent d’être très bas dans les grilles salariales, ce qui dégradera leurs conditions matérielles de travail et d’existence : le travail social risque de devenir un travail mal fait, par des gens moins heureux de le faire.

Le second processus est clairement une marchandisation croissante du secteur, à la fois préparée et prolongée par les dynamiques de formatage des pratiques professionnelles. On peut aisément l’observer à travers le développement de la sous-traitance par le secteur marchand de diverses activités qui devraient relever des services publics ou de l’économie sociale et solidaire ; par l’apparition d’établissements privés et lucratifs, ayant les mêmes missions que les secteurs associatifs ou publics, et qui leur font donc une concurrence acharnée et mortifère ; par la diminution des budgets publics alloués aux secteurs associatifs ou publics ; par l’appel, en conséquent, à des financements privés, tels les Contrats à Impacts Sociaux (voir le dossier web du Collectif des Associations Citoyennes et le numéro du Progrès Social du 8 septembre, date de la dernière mobilisation de travailleurs sociaux). L’ensemble de ces mécanismes, corollaires les uns des autres, de marchandisation des secteurs sanitaires et sociaux, est renforcé notamment par les logiques portées par les traités internationaux de libre-échange, qui préparent la libéralisation des secteurs associatifs et publics (notamment l’Accord sur le Commerce des Services, voir à ce sujet l’article de Raoul Marc Jennar « Cinquante États négocient en secret la libéralisation des services » paru dans le Monde diplomatique de septembre 2014).

Le troisième processus qui traverse le travail social est la forte prolétarisation des professionnels qui se développe à divers niveaux. Les étudiants en travail social, souvent issus de familles populaires ou moyennes, accèdent de plus en plus difficilement à des stages de qualité et doivent trouver d’autres sources de revenus ; une fois devenus jeunes professionnels, ils gagnent généralement moins que le salaire net médian en France, qui en 2013 était de 1772 euros d’après l’INSEE. Si par malheur le travailleur social s’avère être une travailleuse sociale, ce qui est le cas pour une écrasante majorité d’entre eux, s’ensuivent d’autres situations d’inégalités socioprofessionnelles entre hommes et femmes au travail. Enfin, une des principales dimensions de ce processus de prolétarisation est une forme d’aliénation, une souffrance au travail, résidant dans la perte de sens du travail effectué, sous le coup notamment du formatage et de la marchandisation du secteur.

Ainsi, la combinaison spécifique de ces trois dynamiques peut nous amener à considérer que les travailleurs sociaux sont face à une vaste logique d’industrialisation du cadre et de la signification de leurs activités : ils deviennent des ouvriers de la relation. Cette logique d’industrialisation est bien entendu en contradiction totale avec les fondements de ces « métiers de l’humain », comme disent les professionnels, artisans de la relation sociale, du soin et de l’accueil, métiers qui imposent au professionnel de s’adapter à chaque personne accueillie, différemment, de l’écouter, de prendre le temps de la rencontre, de la compréhension et de la confiance mutuelle. Refonder ces métiers sous une logique industrielle ordonnant un travail standardisé, marchandisé et dénué de sens, risque de mener à des catastrophes humaines et sociales.
Face à ces logiques cependant, un grand nombre de travailleurs sociaux se mobilisent à travers des organisations ou réseaux militants. Ces derniers sont nombreux à fleurir ces temps-ci, comme preuve que l’adversité peut pousser à l’organisation : l’intersyndicale des États Généraux Alternatifs du Travail Social, les collectifs tels qu’Avenir Educs, ou la Commission Action Travail Social – Nuit Debout Paris, le Collectif Dessalariesdusocial à Rouen, etc., ainsi qu’une multitude de collectifs locaux. En effet, selon certains points de vue, le développement des conditions ouvrières de vie et de travail peut mener à des prises de conscience collectives de la situation, et susciter un changement social. Pour des politiques sociales de qualité, pour les cultures professionnelles, pour les métiers qualifiés, et pour une certaine forme de service public, c’est une question de vie ou de mort…

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