Une analyse du « care », entre féminisme et Ecole de Francfort
13 Juin 2021
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Note de lecture de :
Estelle Ferrarese, La fragilité du souci des autres. Adorno et le care, Lyon, ENS Éditions, 2018, 149 p.
Diffusée sur le site Lectures (2018)
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L’auteure de ce petit livre annonce dès les premières lignes qu’il vise à « réarmer la critique par le féminisme ». Ainsi, l’une des principales forces de l’ouvrage tient au fait qu’il incarne un croisement assez inédit et saisissant entre plusieurs thèmes de réflexion. Professeure de philosophie morale et politique, Estelle Ferrarese est également directrice adjointe de l’Institut du Genre et liée à différentes institutions de recherche internationales [1]. Ses travaux se situent au confluent des philosophies morale et sociale, des études de genre, sur le care ou le féminisme, et de la théorie critique de l’École de Francfort. Autant dire que, si elles peuvent concerner différents acteurs et actrices, les recherches de Ferrarese requièrent quelques prérequis pour saisir tous leurs enjeux et implications, à l’instar du livre, court mais dense, dont il est ici question.
L’École de Francfort est le nom donné à un ensemble de chercheurs en philosophie et sciences sociales, originellement basés à l’Institut de recherches sociales de Francfort à partir des années 1920, et qui ont en commun des approches intellectuelles déployées en référence à ce qu’on appelle la théorie critique[2]. Celle-ci s’inspire principalement du marxisme, de la philosophie sociale et morale de Hegel, Nietzsche et quelques grands autres, de la sociologie et de la psychanalyse, dans une perspective de « critique du capitalisme et des pathologies sociales qui en découlent »[3]. Si les intellectuels assimilés à ce courant de pensée sont nombreux et divers par leurs approches et leurs objets, Theodor W. Adorno en est l’un des plus célèbres. C’est dans plusieurs de ses écrits que Ferrarese cherche des points de convergence avec les théories du care et la réflexion autour du « souci des autres ».
Le care, de l’anglais « soin » ou « prendre soin », renvoie à un objet d’étude ainsi qu’à une certaine éthique, tous deux relatifs à une approche spécifique, attentionnée, de la vulnérabilité d’autrui. Le care désigne donc l’activité de soin dans la sphère privée et domestique, mais ce concept renvoie également à différentes sphères professionnelles relevant principalement du travail social et du soin. L’activité et l’éthique du care sont donc fondées sur un « souci des autres » qui recouvre, selon l’auteure, « des dispositions et des affects divers, pourvu qu’ils recoupent une attention aux besoins et aux souffrances d’autrui couplée à une injonction ressentie à y répondre » (p. 11).
Le lien entre le care, les études de genre et les approches féministes devient par conséquent assez évident lorsqu’on s’aperçoit que, dans nos sociétés, les pratiques, les « affects » et les métiers du soin sont principalement dévolus aux femmes. Le propos de Ferrarese est alors de chercher comment la théorie critique d’Adorno et les théories du care peuvent se renforcer mutuellement. En effet, comme le montrent les nombreux questionnements déployés par l’auteure tout au long du livre, le sens du care et ses implications morales peuvent être questionnés lorsqu’ils prennent place dans une société capitaliste telle que la nôtre. Ces axes de réflexion sont développés au cours de quatre chapitres qui présentent successivement les principaux apports d’Adorno sur ces sujets, ainsi que les points de convergence, de divergence et de complémentarité entre les travaux du philosophe allemand, les théories du care et la critique féministe.
Ferrarese établit tout d’abord que « la critique doit s’adosser à la souffrance », c’est-à-dire que chez Adorno comme dans les théories du care, les sources sociales de la souffrance doivent être les principaux objets de la critique : « la théorie critique fait de l’appréhension de la souffrance la condition de la connaissance véritable » (p. 14). En étant centrées sur « l’aspect très matériel et corporel du geste moral » (p. 20), ces approches théoriques laissent par conséquent transparaître une forme de souci d’autrui. Ce souci transparaît également dans l’attention accordée au « particulier » plutôt qu’aux « faits », à la « généralité », à la « classification ». Pour Adorno, « la totalité mutile le particulier, et cette mutilation est un, voire le, ressort de la domination » (p. 23). Le général et l’universel ne sont en effet que le point de vue des dominants. Nous n’avons que des points de vue situés et spécifiques : « le seul savoir qui accompagne notre action est un savoir en miettes, négatif, immanent à la situation » (p. 26). Adorno et les théories du care se rejoignent dans cette forme de sensibilité qui considère que le geste moral et le souci d’autrui ne se fondent pas sur un raisonnement abstrait et général, mais sur une pratique relationnelle, sur des affects et sur un respect de la nature dans chaque humain et autour de lui. Au-delà de l’adaptation empathique aux besoins d’autrui, centrale dans le care, ces postures communes peuvent déboucher, à travers les apports d’Adorno et de l’École de Francfort, sur une critique de la raison instrumentale et technique qui incite à gérer l’humain plutôt qu’à l’accompagner vers son propre progrès[4].
Cette raison instrumentale, qui s’exprime à notre époque dans les logiques et les institutions marchandes et étatiques, concourt à différents « formatages » des comportements. Dans notre « société administrée », comme dit Adorno, les individus sont de plus en plus gagnés par la « froideur bourgeoise » et font preuve d’un moindre souci des autres :
Le capitalisme ne fait par là que dérouler une logique intrinsèque à la raison et à son œuvre inlassable de domination de la nature ; l’abstraction nivelante qu’elle instaure, suivant laquelle toute chose, dans la nature, est reproductible, se double du développement d’une industrie qui matérialise et organise cette reproductibilité
Ferrarese, ibid., p. 48
Notre ère de production industrielle de biens et de services, d’individus et de culture, travestit son propre sens dans des « fantasmagories », comme disent Adorno et son compagnon Walter Benjamin[5], c’est-à-dire dans des idéologies et des mises en scène. L’extension de cette « société administrée » in fine par le marché accentue la traque de la nature par la raison instrumentale, jusque dans l’humain : « La “nature” humaine produite par le processus historique et l’activité pratique propre à la société capitaliste ne contient pas le souci qui conduit à se sentir responsables des autres mais, bien au contraire, l’indifférence » (p. 73).
Pour autant, Adorno fait remarquer que les membres du genre féminin ont une place spécifique et ambivalente dans ces processus. Les sujets féminins sont mis « au cœur de l’expansion sans fin du capital » (p. 87) non seulement parce qu’ils sont assignés en priorité au soin d’autrui et au travail domestique et familial, qui plus est de manière souvent peu ou pas rémunérée, mais aussi parce qu’ils sont cernés par la logique marchande jusque dans leur corps, bien plus que les sujets masculins. Cette place leur est assignée au nom d’une idée ou d’une fantasmagorie de la nature féminine produite par les organisations sociales, pour étayer la « domination masculine ». Certaines femmes se retrouvent elles-mêmes mises en situation de vulnérabilité par ce travail de care dont elles reçoivent l’écrasante responsabilité, et qui représente un « lourd poids psychologique » (p. 97). En retour, les groupes dominants qui échappent à cette besogne peuvent se targuer de davantage d’indépendance. L’organisation sociale perpétue les privilèges de ces derniers en instrumentalisant le travail de care largement féminin, gratuit et psychologiquement pesant.
Le contexte du « capitalisme tardif » actuel questionne alors les fondements du concept de care au fur et à mesure que s’y infiltrent les logiques marchandes et instrumentales, comme il questionne toute tentative de raisonner : « la situation ne peut plus être connue de manière adéquate […] le savoir moralement pertinent est socialement conditionné » (p. 118-120). Il est donc difficile de déterminer le sens d’un acte moral dans le contexte capitaliste. Ceci peut en effet expliquer la multitude de points de vue sur le travail social, par exemple : instrument de solidarité ou de subversion sociale pour certains, dispositif de perpétuation des dominations et de gestion des improductifs pour d’autres ; il est malaisé de déterminer le sens et toutes les implications des activités relevant du travail social[6]. Comme l’explique Ferrarese au terme de son livre, on devrait alors considérer avec Adorno que la contingence d’un acte moral par rapport à l’organisation sociale dans laquelle il se déroule ne doit pas nous amener à dire qu’il est systématiquement instrumentalisé. Les recherches sur différents secteurs du travail social[7] montent bien que « la posture morale consiste à affronter l’inconfort d’un paradoxe » (p. 140).
Ferrarese signe un livre court mais très dense conceptuellement et très riche. Bien qu’écrit de façon aérée et synthétique, sa pleine compréhension requiert d’être quelque peu aguerri aux lectures philosophiques. Au-delà de cet obstacle, l’intérêt de l’ouvrage tient à son positionnement adroit aux points où se croisent différents courants philosophiques au fort potentiel critique. Apportant de nombreux arguments, principalement dans des perspectives féministes et anticapitalistes, le travail de Ferrarese combine habilement la critique sociale, la recherche et l’argumentation philosophiques. On peut également apprécier la démarche qui consiste à présenter et à remettre au goût du jour certains éléments saillants dans la pensée d’Adorno et de nombreux auteurs qui ont dialogué avec lui. Dans notre société minée par l’érosion du sens partagé des choses, l’École de Francfort apporte en effet des outils conceptuels toujours précieux.
Notes de bas de page :
[1] https://www.u-picardie.fr/curapp/fr/node/570.
[2] Paul-Laurent Assoun, L’École de Francfort, Paris, PUF, coll. « Que-sais-je ? » ; 1987.
[3] Jean-Marc Durand-Gasselin, L’École de Francfort, Gallimard, Tel, 2012 ; compte rendu d’Agnès Gayraud pour La Vie des Idées: http://www.laviedesidees.fr/Naissance-de-la-theorie-critique.html.
[4] « On ne gère pas l’autre, on l’accompagne », disent certains collectifs militants de travailleurs et travailleuses sociaux (voir par exemple le site du collectif Avenir’Educs).
[5] Voir par exemple Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Éditions Allia, 2015 ; voir notre compte rendu : http://www.nonfiction.fr/article-7668-actualite_de_walter_benjamin.htm.
[6] Voir sur ce thème Jacques Ion (dir.), Le travail social en débat[s], La Découverte, coll. « Alternatives sociales », 2005 ; compte rendu de Christophe Nicoud pour Lectures : https://journals.openedition.org/lectures/189.
[7] Sur ce thème et concernant spécifiquement le travail social, voir Autès Michel, Les paradoxes du travail social, Dunod, 1999.